Reporters : La situation se corse en Libye dans le sens où à la guerre civile entre Libyens est venu s’ajouter le risque d’une intervention turque en soutien à l’autorité du Gouvernement d’union nationale qui est en guerre contre les troupes du maréchal Haftar. Le président turc Recep Tayyip Erdogan a annoncé, dimanche soir, le début du déploiement de soldats turcs en Libye, conformément au feu vert donné par le Parlement turc la semaine dernière. Quels sont les enjeux de crise et quel est l’intérêt d’Ankara dans cette équation ?
Yahia H. Zoubir : Il ne faut pas oublier que la crise en Libye est le résultat direct de l’intervention de l’Otan et de la chute du régime en 2011. En plus de la destruction du pays, le voisinage a subi des conséquences directes – crise au Mali, terrorisme, trafics en tout genre, présence de djihadistes étrangers, attaque contre le site gazier à Tinguentourine, les assaillants étant venus de Libye… La crise politique interne perdure – milices, rivalité tribales et régionales… et s’est aggravée au fil du temps : deux gouvernements se disputent le pouvoir, intervention de puissances étrangères… Ces puissances ont soutenu le « maréchal » Haftar, qui dirige l’armée libyenne, avec le soutien de la France, l’Egypte, les Emirats, la Russie… Chacun pour ses propres intérêts, ne tenant aucunement compte des Libyens. La Turquie et le Qatar, pour leur part, ont soutenu le gouvernement de Fayez al-Sarraj, reconnu par la communauté internationale.
Sous le régime de Kadhafi, la Turquie avait de bonnes relations avec la Libye et des intérêts économiques conséquents. Avec la chute du régime en 2011 (à laquelle la Turquie ne s’était pas opposée), elle avait perdu d’importants investissements (près de 20 $ milliards), tout comme la Chine (plus de 30 $ milliards) et la Russie (une dizaine de milliards). La Turquie a récemment utilisé son influence en Libye, tout comme en Syrie, comme un point d’appui pour projeter sa puissance en Méditerranée. La Turquie ne se voit plus comme un pays sous-développé, mais comme une vraie puissance émergente, même sur le plan économique. Elle se veut aussi une puissance prête à défendre ses intérêts politiques et économiques.
En novembre dernier, la Turquie et la Libye ont signé des accords dont l’un définit des zones d’exclusion économique (ZEE) libyo-turques qui couvrent une large partie de la Méditerranée ; cet accord a envenimé ses relations avec l’Egypte, la Grèce, Chypre et Israël. Les deux pays ont signé aussi un accord de coopération militaire qui offre au gouvernement de Serraj une protection contre l’avancée de Haftar.
Serraj est acculé par les attaques de l’armée de Haftar, qui a un soutien considérable de la part de l’Egypte, de la France, des EAU et la Russie. C’est d’ailleurs les forces russes (groupe Wagner) qui ont permis à Haftar de se rapprocher de Tripoli récemment. Donc, Serraj a sauté sur l’occasion pour accepter l’aide de l’armée turque. On peut se demander ce que pourra faire la Turquie, qui n’a ni porte-avion ni soutien pour une éventuelle intervention, si ce n’est créer une force de dissuasion contre les troupes de Haftar. Il ne faut surtout pas sous-estimer les intérêts économiques ; la présence des entreprises turques en témoigne. L’autre intérêt est que le pouvoir à Tripoli fait partie de la même mouvance des Frères musulmans que l’AKP d’Erdogan.
Ne voyez-vous pas un glissement vers une guerre par procuration, opposant la Turquie et le Qatar, favorables au Gouvernement d’Essaraj, à l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis et l’Egypte ?
Il n’y a pas de glissement puisque les parties que vous mentionnez ont été déjà présentes sur le terrain, et ce, depuis bien longtemps. Mais, je doute fort qu’elles souhaitent une confrontation militaire avec la Turquie. A mon avis, la présence militaire – qui n’est pas la bienvenue dans la région – servira de dissuasion contre Haftar, qui porte une grande part de responsabilité dans cette situation puisqu’il n’est qu’un pion dans un jeu qui le dépasse. Il a aussi commis des crimes que les Libyens à l’Ouest ne lui pardonneront pas. Il y a tout de même un risque de confrontation entre l’Egypte et la Turquie, surtout s’il y a partition de la Libye. Risque qui existe vraiment, avec la partie Ouest islamiste et la partie Est, une dictature militaire. Le grand danger est si des troupes turques s’établissent à l’Ouest et essaient d’avancer vers l’Est, riche en pétrole, l’Egypte pourrait se sentir menacée et entrerait en guerre avec les troupes turques. Ceci n’est qu’un scénario, bien entendu, mais il reste plausible.
Cette donne géo-sécuritaire a mis en alerte les pays d’Afrique du Nord. A quel point peuvent-ils, particulièrement l’Algérie, stopper la machine de l’intervention turque en Libye, synonyme visiblement de l’internationalisation de la crise libyenne ?
Les pays voisins ne peuvent que constater. Même si Alger dit que Tripoli est une ligne rouge qu’il ne faut pas traverser, elle ne peut que faire appel à un cessez-le-feu, une solution politique et renforcer ses frontières. La crise interne n’aide pas trop l’Algérie et ceux qui connaissent bien le terrain en Libye ne sont plus en poste pour des raisons que tout le monde connaît. La Tunisie joue la neutralité mais elle n’est pas à l’abri, vague de réfugiés ou pénétration de djihadistes profitant du chaos pour se replier sur le territoire tunisien… La doctrine de non-intervention de l’Algérie lui lie les mains. Elle aurait peut-être pu faire quelque chose en 2011 pour devancer l’Otan mais elle ne l’a pas fait (tout comme au Mali d’ailleurs). Donc, elle ne peut que prôner la solution politique et faire valoir la légalité internationale, sans que cela produise rien de tangible sur le terrain. Cela ne signifie pas que l’Algérie devrait intervenir militairement, mais sa diplomatie est quelque peu restée à la traîne…
Simultanément, les ministres libyen et turc des Affaires étrangères se sont rendus en Algérie. Que peut signifier la visite de ces deux responsables en Algérie et sur quoi pourrait-elle déboucher ?
Alger réitère sa position et explique les dangers d’une présence militaire et les conséquences que cela pourrait avoir sur la région. Alger a-t-elle quelque influence sur les parties sur le terrain ? Rien n’est moins sûr.
Peut-on par ailleurs parler d’un recul diplomatique de Paris et Rome, qui ont pourtant mené des initiatives en vue d’une solution à la crise ?
Evidemment, il y a eu un recul des Européens, bien que la France essaie encore de tirer son épingle du jeu ; elle est partie prenante dans le conflit. L’Italie est out ! A mon avis, l’avenir de la Libye se joue entre les Russes et les Turcs. La Russie joue sur les deux gouvernements ; elle pourrait être médiatrice. Malgré la rhétorique, je pense que les Etats-Unis soutiennent les intentions d’Erdogan. Les leaders libyens aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest sont responsables de cette situation chaotique et le seront devant l’histoire de ce qu’il adviendra de leur pays.
Pourquoi le règlement de la question libyenne est-il aussi sensible ?
La Libye est un pays vaste, très riche en ressources naturelles (pétrole, gaz…), avec une population de moins de cinq millions. De par sa structure sociologique, la Libye a des difficultés à créer un équilibre entre les tribus comme avait réussi à le faire Kadhafi. Le chaos politique interne, la présence de forces étrangères et leurs convoitises économiques rendent un règlement encore plus difficile. Les rivalités entre ces puissances risquent de « somaliser » la Libye avec tout ce que cela pourrait engendrer pour la région. Evidemment, un règlement politique est souhaitable, mais est-il possible ?