L’ancien ambassadeur de France en Algérie Xavier Driencourt publie aux éditions de L’Observatoire « L’Enigme algérienne » où, à des faits et des chroniques, il mêle des analyses sur les relations franco-algériennes, sur l’immigration, sur l’histoire et sur les rapports contrastés entre Algériens et Français. Au moment où l’Algérie célèbre le 60e anniversaire de son indépendance, il nous a paru intéressant de « descendre » dans les coulisses de l’histoire immédiate et de recueillir les propos, de surprendre le regard d’un diplomate, en poste pendant sept ans en Algérie.

Propos recueillis par Omar Merzoug


Reporters : Vous avez choisi d’intituler votre livre « L’Enigme algérienne », en quoi l’Algérie ou les Algériens constituent-ils une « énigme » à vos yeux ?
Xavier Driencourt : « L’énigme » oui, parce que nous, Français, croyons connaître l’Algérie, mais ce pays reste pour nous énigmatique. Le paradoxe est que l’Algérie a été colonisée pendant 132 années par la France et, pourtant, nous la connaissons très mal, alors que nous devrions bien la connaître. Si je devais me référer à mon expérience d’un séjour de huit années en Algérie, je dois avouer que bien des aspects de ce pays me semblent encore énigmatiques. C’est pour cela que je me suis posé la question dans ce livre.

Vous écrivez que vous avez hésité à rassembler ces notes et à transcrire ces souvenirs, pour quelle raison ?
Oui, c’est exact. Je ne voulais pas écrire ce qui aurait pu apparaître comme des « mémoires » en quelque sorte, mais j’ai constaté que, finalement, il y a très peu de livres sur l’Algérie actuelle. L’Algérie est toujours traitée et décrite du point de vue de la colonisation, de la décolonisation, alors que sur l’Algérie contemporaine, il n’y a pas grand-chose. Et au moment où l’on commémore les Accords d’Evian, le 60e anniversaire de l’Indépendance, où l’Algérie d’une certaine façon s’est beaucoup invitée dans la campagne électorale française, j’ai estimé que c’était faire oeuvre utile que d’avoir une sorte de photographie de l’Algérie actuelle.

Vous écrivez aussi que la relation avec les Algériens est une « épreuve permanente, seul compte le rapport de forces. Cela je l’ai parfois appris à mes dépens ». Cela mérite une (petite) explication de texte…
C’est clair, et c’est vrai que c’est un rapport de force. L’Algérie dispose de très bons diplomates qui ont été formés aux bonnes écoles, souvent dans des pays comme l’URSS où le rapport de forces compte, et donc dans la relation bilatérale franco-algérienne, le rapport de forces compte beaucoup. Les Algériens comprennent parfaitement et respectent ce rapport de forces.

En lisant votre livre, on voit que vous avez fait des efforts pour tenter de construire des rapports apaisés avec l’Algérie. Est-ce qu’au terme de vos deux missions vous diriez que vous avez réussi ?
J’ai le sentiment de ne pas avoir réussi comme je l’écris quelque part dans mon livre. Toutes les idées que j’avais essayées de lancer avant, pendant ou après la visite d’Emmanuel Macron, actuel Président de la République, en 2017, sont toutes « tombées à l’eau ». De ce point de vue, on ne saurait dire que ma mission a été couronnée de succès. Certes, j’ai des circonstances atténuantes parce qu’il y a eu le Hirak, la fin de règne de A. Bouteflika, une période des plus compliquées, avant et après le Hirak ; il a été difficile de trouver des interlocuteurs qui étaient disposés à travailler dans ce sens.

Que pourriez-vous citer de positif dans vos deux missions ?
J’ai été marqué par l’intensité des liens entre les deux pays, les deux peuples français et algériens. Je crois que cela constitue une constante de la relation franco-algérienne et je disais à un de vos confrères qui m’interrogeait là-dessus, en citant l’interview du président de la République au quotidien Le Monde, où il était question de la « haine de la France » : Non, pour ma part, je n’ai pas trouvé de haine de la France dans le peuple algérien. J’ai partout été bien accueilli par une population chaleureuse. C’est quelque chose qui m’a marqué dans un pays avec lequel les relations sont complexes et difficiles. Aucune hostilité ou haine à l’endroit de la France en Algérie. Mais il y a peut-être une incompréhension.

En parlant du dossier libyen, vous dites que A. Bouteflika, l’ancien Président, vous a dit que la France ne connaît rien à la Libye et qu’elle aurait dû réfléchir avant de se lancer dans cette guerre, est-ce que cette réflexion vous paraît fondée ?
Elle est fondée et, comme je l’écris, j’ai souvent pensé par la suite à la justesse de cette réflexion.

Toutes les conséquences qu’il disait craindre se sont réalisées sur le terrain ?
Oui, il me disait que les groupes terroristes allaient se déplacer vers le Sud, vers le Sahel, voire vers l’Algérie et donc, il ajoute, la France prend un risque en voulant déstabiliser Kadhafi.

Est-ce que vous pensez que la mission Barkhane est une conséquence de l’intervention française ?
Pas la mission Barkhane proprement dite, mais tout ce qui s’est passé au Mali après l’intervention de l’Otan en Libye ; ce qui se passe au Sahel aujourd’hui est une des conséquences lointaines de cette poussée islamiste et terroriste depuis la Libye vers le Sud.
Vous rapportez le propos de Bouteflika qui vous disait que « jamais les rapports franco-algériens n’ont été pires que sous le mandat Sarkozy.
Oui, c’est un propos étonnant. Peut-être était-ce une formule de circonstance tenue à quelques jours de l’élection de François Hollande ? Je l’interprète comme une expression de la déception du président Bouteflika, désappointé de ne pas avoir réussi à construire une relation apaisée avec la France pendant le mandat de Sarkozy alors qu’il comptait sur ce président après la mandature Chirac.
Vous vous inscrivez en faux contre l’idée, le « fantasme » comme vous dites, que l’Algérie serait gouvernée depuis Paris et plus précisément par un « groupe » réunissant l’Elysée, la DGSE et l’ambassadeur de France à Alger. C’est une idée qui court les rues…
Mais qui est absolument fausse.

Que pouvez-vous répondre à ceux qui reprennent à leur compte ce genre de propos ?
Il faut d’abord leur dire que tout cela est faux, qu’ils s’imaginent des choses alors que la réalité est beaucoup plus simple. Je ne dirai pas que la France et l’Algérie ont des relations banales parce que ce n’est pas le cas, mais malgré l’intensité des liens entre les deux pays, on ne se lève pas tous les matins à Paris en pensant à l’Algérie et en courant à la DGSE, à l’Elysée, à l’ambassade en se disant : « Qu’est-ce qu’on va faire aujourd’hui dans notre relation avec l’Algérie ». C’est un fantasme pur et simple.

Vous dites, dans plusieurs passages de votre livre, que « l’Algérie, pour la France mais aussi pour un diplomate, c’est autant de diplomatie que de politique intérieure française »…
C’est exact

Mais c’est une phrase assez curieuse prononcée par un ambassadeur, parce que les autres ambassadeurs ne parlent pas ainsi des pays où ils sont accrédités…
Oui, l’Algérie, c’est de la diplomatie, c’est de la politique étrangère, comme l’Ukraine, Hong Kong, la Chine, mais c’est aussi de la politique intérieure française parce qu’il y a entre 7 et 10% de la population française qui a des liens avec l’Algérie et donc c’est d’une certaine façon de la politique intérieure nationale. Comme d’ailleurs la France fait partie du débat politique intérieur algérien.

Dans ces 10%, vous comptez…
Les Pieds-Noirs, les Harkis et leurs descendants, les Algériens de France, les binationaux, les Français d’origine ou d’ascendance algérienne. Et puis, il y a eu 1,5 million de Français qui ont été militaires en Algérie, qui ont fait une partie de leurs études ou de leur service militaire en Algérie, les fameux coopérants, tous ces gens qui ont un lien avec l’Algérie. Presque 10% de la population française, c’est considérable. Pour ces raisons, l’Algérie, c’est donc aussi de la politique intérieure française.

Ce que vous dites-là peut être interprété autrement. Que répondriez-vous à quelqu’un qui vous dirait : si l’Algérie, c’est de la politique intérieure française, cela montre bien que la France n’a jamais admis l’indépendance de l’Algérie ?
Non. Cela n’a rien à voir, il ne faut pas se méprendre sur mes propos. Mais c’est le fait, encore une fois, qu’en France, vous n’avez aucun autre pays que l’Algérie avec lequel il y a une relation aussi importante, aussi dense et forte dans la population. Vous n’avez pas 10% de la population française qui a un lien avec la Chine, ou avec le Maroc ou encore avec l’Allemagne, un pays voisin et partenaire avec lequel nous avons de très solides relations. C’est pour souligner que l’Algérie, c’est de la politique étrangère, évidemment, mais aussi de la politique intérieure française de même que la France c’est, d’une certaine manière, de la politique intérieure en Algérie.

Il y aurait donc une réciprocité…
Tout à fait.

Lorsque le président Macron prononce cette phrase, fameuse maintenant, de « colonisation, crime contre l’humanité », on vous sent, vous me direz si je me trompe, plutôt réservé sur cette formule…
Non, et d’ailleurs à l’époque, je n’étais pas à Alger. Sur la formule en question, je n’ai pas de commentaire particulier à faire. J’avais vu le candidat Macron avant sa visite à Alger et je lui avais dit : « Faites attention à tout ce que vous direz à Alger, parce que vous serez écouté en France. »

Vous dites dans votre livre que les « Algériens nous connaissent mieux que nous ne les connaissons »…
C’est vrai. Et c’est ce que j’écris dans « l’Enigme algérienne ». Nous, Français, croyons connaître l’Algérie, je reviens, ce faisant, à votre première question. C’est un peu le paradoxe, nous croyons connaître ce pays, il y a plus d’Algériens en France qu’il n’y a de Français en Algérie. Les voyages se font dans le sens Alger-Paris et peu dans le sens Paris-Alger, parce qu’il y a très peu de tourisme français en Algérie. C’est une réalité.

« L’énigme algérienne » est disponible dans les librairies aux Editions Frantz Fanon.