De notre correspondante : Dominique Lorraine
Alors que Fabien, 7 ans, s’apprêtait à participer à un concours de poésie dans son école de Sarcelles, en banlieue parisienne, ses parents décident de partir à Raqqa (Syrie), où siège le mouvement terroriste Daesh. C’est un arrachement. Du jour au lendemain, le petit garçon doit quitter son école, ses copains, ses grands-parents aimants, et abandonner le foot et la poésie : «Moi, ce que j’aime c’est la poésie. Mon maître, Monsieur Tannier, il m’encourageait toujours. Il me disait ‘Fabien, tu seras un grand poète. Tu as tout pour réussir’.»
Les talibans font régner la terreur, le père doit aller combattre et à la mère de renoncer à toute tentative de retour quand sa meilleure amie est pendue pour avoir voulu fuir. Le «paradis» promis par les parents à Fabien virera donc au purgatoire. «Rien, on ne peut plus rien faire. Prier. Juste prier pour qu’Allah nous pardonne notre aveuglement et notre suffisance. Maman lui a dit : «On a été trompés.» Il a répondu : «Non, on a eu besoin de personne. On s’est trompés nous-mêmes, notre fils, notre famille, nos amis. Tous». Le piège s’est bel et bien refermé sur toute cette famille. Le père tué au combat, Fabien «Farid» va être enrôlé dans les rangs des «lionceaux de la révolution» : «Un jour on nous a donné de vraies armes. On nous a expliqué comment se faire exploser avec une ceinture d’explosifs autour de nous. […] Je ne comprenais pas pourquoi on faisait ça. La guerre contre les méchants, c’est normal. Mais on est encore des enfants.» Farid va devoir, après la chute de l’Etat islamique, suivre sa mère, veuve donc, puis remariée… trois fois, dans le camp d’Al-Hol, en région kurde de la Syrie. Un espace déshumanisé, une sorte de vestibule de l’enfer : «Trois mois. D’après maman, ça fait précisément trois mois aujourd’hui qu’on est enterrés dans ce fichu camp. Et ça fait presque quatre ans que j’ai quitté l’école Jacques-Prévert de Sarcelles.» Tous ces évènements tragiques sont racontés par le jeune garçon, toujours lucide, qui puise secrètement dans la poésie de Prévert la force de survivre. Il raconte encore et encore cette existence faite de misère, de famine, de violence, d’agressions. Une vie qu’il n’a pas choisi mais que ses parents lui ont imposée sans avoir, bien évidemment, réfléchi aux conséquences de leurs actes. Rachid Benzine a travaillé sur des enregistrements audio, des témoignages d’enfants recueillis dans les camps. Il a discuté avec les mères, mais aussi avec les grands-parents restés en France, où ils luttent pour le rapatriement de leurs enfants et petits-enfants. «Ces enfants sont doublement victimes, de leurs parents qui sont partis, mais aussi de l’Etat français qui ne souhaite par leur retour», indique l’auteur dans un entretien.
«Voyage au bout de l’enfance», qui décrit les méfaits du djihadisme et du terrorisme, est un livre fort, parfois insoutenable, mais nécessaire. Il nous rappelle que plus de vingt-sept mille enfants sont enfermés dans des camps en Syrie alors que des milliers d’autres ont perdu la vie. «A onze ans, je suis un monstre ou une victime ? Pourquoi je dois me poser ces questions à mon âge ? Qu’en pense Allah ? Et qu’en penserait Prévert ?» Werner Herzog, un cinéaste allemand n’avait certainement pas répondu, lui non plus, à cette question, en 1971, mais l’équation était indiscutablement posée à travers ce film, qui avait fait grand bruit, à l’époque, «les Nains aussi ont commencé petits», une métaphore qui entrerait bien en résonance avec ce voyage au bout de l’enfance… au bout de l’enfer, entrepris par le petit Fabien, dans le sillage de ses parents…
(1) «Voyage au bout de l’enfance» (éd. Du Seuil, 2022)