Le nouveau locataire du palais du gouvernement ne craint pas le débat. On se souvient de lui comme un ancien responsable qui ne craignait pas durant ses années de retrait de l’activité politique et institutionnelle de se rendre dans les rencontres et forums notamment organisés par les journaux et de croiser le fer au plan des idées avec ses contradicteurs sur différentes questions.
L’anecdote qu’on retient de lui est cette chaude confrontation qu’il a eue durant une soirée du Ramadhan 2013 avec l’universitaire et sociologue Aïssa Kadri sur la question de l’intellectuel algérien et de son rapport au pouvoir. Cela se passait dans cet espace qu’avait créé à l’époque le journaliste H’mida Ayachi et le moins qu’on puisse dire est que l’échange avec Aissa Kadri était vif, mais cordial. On en est sorti, pour ce qui est du nouveau chef du gouvernement, avec l’idée d’un homme qui considère que l’intellectuel au service d’un pouvoir peut garder son indépendance d’esprit et d’action. « Je conteste la thèse selon laquelle les intellectuels perdent leur qualité en servant le pouvoir », avait-il alors soutenu dans cette confrontation qu’il a dû oublier depuis comme il a dû oublier s’être trompé sur la Turquie.
En 2010, il écrivait dans un article paru dans la presse algérienne que « dans le domaine de la politique extérieure, les intérêts de la Turquie résident dans des relations équilibrées avec les pays voisins plutôt que dans une politique extérieure mondiale où elle n’ambitionne pas de jouer un rôle majeur ».
Cette affirmation fait aujourd’hui sourire, mais il est à peu près certain qu’en près de dix ans il a dû changer d’observation sur l’évolution de la politique étrangère turque et sur l’ambition d’Ankara de s’imposer comme un acteur géopolitique majeur au Maghreb comme on le voit à travers le dossier libyen. Réussira-t-il ou pas ? Ce serait une question savoureuse à reposer au nouveau chef du gouvernement dont on garde en politique intérieure – et pendant les mois de crise qui ont précédé le vote présidentiel du 12 décembre – le souvenir d’un homme au diagnostic sévère sur le système et ses « dysfonctionnements dangereux », disait-il dans sa langue d’ancien diplomate.
Au mois d’avril dernier, le nouveau chef de l’Exécutif a eu par exemple des déclarations très critiques sur le système mis en place par l’ancien président déchu Abdelaziz Bouteflika et sur sa manière d’avoir dirigé le pays à partir de l’élection présidentielle de 2009, le mandat de trop, disait-il dans ses conversations avec des journalistes. A la qualité de ses interventions sur les mécanismes de gouvernement qui ont déraillé ou qui n’ont pas été respectés par l’ancien chef de l’Etat, au rappel qu’il a dirigé un moment le secrétariat général de la présidence de la République, et exercé de hautes fonctions d’Etat et de gouvernement, on admettra qu’il dispose des outils nécessaires à accompagner les chantiers de réforme promis par le chef de l’Etat. Et d’ouvrir par exemple la voie à une nouvelle révision constitutionnelle en adéquation avec les leçons de la crise qui n’est pas terminée et selon les revendications de changement du mouvement populaire pour le changement, le Hirak.
Accord avec le chef de l’Etat sur le Hirak
S’il a toutefois une parole politique sur ce dossier de révision constitutionnelle, elle sera facile d’énonciation et sans risque de dissonance. Car lui aussi, comme le président de la République avec qui il est en convergence remarquée sur l’impératif d’amender la Loi fondamentale, avait déclaré, avec un accent de fort sympathie pour le Hirak (c’était en avril dernier), que « la crise politique à laquelle fait face l’Algérie est le résultat de l’interprétation d’articles de la Constitution élaborée de manière furtive, traficotée et retouchée à de multiples reprises par le régime ». Mais comme on n’en est pas encore là, et que cette question de révision constitutionnelle sera certainement prise en charge directement par la présidence de la République, il est utile de rappeler que sur les moyens de sortie de la crise, le nouveau Premier ministre partage depuis longtemps et sans qu’on sache s’ils étaient en contact pour en discuter les mêmes idées que le président de la République. S’il pensait que l’émergence du mouvement populaire pour le changement sur la scène politique n’était pas une mauvaise nouvelle pour l’Algérie, s’il estimait également au printemps dernier que la solution à la pression de la rue devait passer par le départ des « quelques personnes qui posent problème », on pense immédiatement à Noureddine Bedoui, mais pas seulement, il n’a, en revanche, jamais cru à la pertinence de faire abstraction d’un scrutin présidentiel et d’aller vers une transition de type constituante. Sa conception, qui là rapproché de M. Tebboune qui en fait aujourd’hui son Premier ministre, mais qui lui a fait commettre également une erreur d’appréciation sur le mouvement populaire qui a continué de manifester après le 12 décembre, est que le Hirak « ne rejette pas tout, mais les résidus du régime » de M. Bouteflika et qu’il a surgi pour dire non au projet du 5e mandat et barrer la route à son cortège de dérives déjà constatées et à celles qui étaient annoncées comme plus dangereuses encore.
Parmi ses propositions de l’époque, c’était d’élaborer entre autres un nouveau système de surveillance des urnes et de jeter les bases d’une nouvelle loi électorale, pour « rétablir la confiance perdue » entre les Algériens et leurs gouvernants. Une déclaration qu’il a répété aussitôt nommé officiellement par le chef de l’Etat à la tête du gouvernement qu’il s’emploie maintenant à constituer et dont le sens profond doit être au cœur de son action qui consistera à ressouder une Algérie déchirée et profondément divisée sur la manière d’aborder le présent comme l’avenir. Ce ne sera pas facile pour quelqu’un comme M. Djerad, qui ne manque pas d’esprit critique et de distance, mais qui reste un pur produit de cette élite algérienne formée aux métiers et aux fonctions de gouvernement, traditionnellement conservatrice et qui demeure rétive au mouvement, en particulier celui porteur d’un projet de changement du système politique en vigueur depuis des lustres et dont il est devenu, malgré tout, pour un temps peut-être, une des facettes de son incarnation hier. Le rétablissement de la confiance dont il parle avec une sincérité qu’on ne lui conteste pas doit avant tout tenir compte de l’autorité de la raison. Et celle-là appelle au grand et véritable changement.