L’idée de discuter avec Slimane Benaïssa de ses Mémoires, « Le sein de ma mère », qu’il a commencé à faire paraître était une évidence. L’homme, l’artiste et l’évènement nouveau qu’il créé en publiant le premier tome d’un récit personnel en trois volumes sont tels qu’on avait envie de le rencontrer et de le faire parler sur son témoignage et sa carrière. Mais comme il n’avait pas le temps de l’entretien long (qui viendra peut-être), ce désir ne s’est réalisé qu’à moitié, lors d’un rapide déjeuner chez son éditrice Dalimen, début décembre 2022, au premier étage de la librairie Point-Virgule à Chéraga. Le repas s’est accompagné d’une agréable conversation, certes inachevée, mais dont le fil, reproduit ici dans nos colonnes, nous donna l’idée de la prolonger sous des angles plus larges avec un chercheur qui travaille depuis des décennies sur le patrimoine théâtral et artistique national, qui connaît bien le travail du dramaturge, le passionnant Ahmed Cheniki dont les propos sont une invitation à relancer le nécessaire débat sur le lien étroit qu’entretiennent le théâtre et les arts avec la mémoire individuelle et collective, avec l’histoire aussi….
Dossier réalisé par Nordine Azzouz
Slimane Benaissa est quelqu’un qui parle volontiers de son parcours d’homme de théâtre et de culture. A ceux qui le lui demandent, il n’hésite pas à expliquer ou à décrire ce qu’il fait dans son travail d’écriture, d’adaptation, de mise en scène, de comédien ou de conduite des nombreux collectifs qu’il a eu à diriger durant sa longue et riche carrière.
Son ouverture aux médias d’ici et d’ailleurs ainsi que ses réponses aux sollicitations du monde de la recherche universitaire et académique nous donnent aujourd’hui une quantité d’articles de presse, d’entretiens et de thèses sur son propre répertoire dramaturgique et sur le théâtre national, un patrimoine qu’il questionne en tant qu’héritage à s’approprier et en tant que legs dont il s’affranchit pour de nouvelles écritures et de nouveaux horizons scéniques…
C’est ce qu’on appellerait une bonne œuvre d’école qu’il vient d’enrichir en commençant à publier ses Mémoires, un écrit en trois volumes dont le premier, « Le Sein de ma mère », est sorti l’été dernier aux éditions Dalimen. Les deux suivants sont annoncés et attendus prochainement pour un témoignage qu’il a choisi de présenter comme un «récit autobiographique ».
Sa préférence pour cette désignation d’un texte personnel, il dit la justifier dans l’entretien qu’il nous a accordé par la part de subjectivité et de liberté qu’il s’accorde dans sa narration des faits dont il se souvient et par méfiance du terme de « Mémoires » et du sens suspect qui pourrait le guetter aujourd’hui à cause de cette tendance qu’ont beaucoup de ceux qui le pratiquent à se glorifier eux-mêmes.
On comprendrait toutefois mieux cette défiance qu’il affirme avoir du mot « Mémoires » en découvrant dans son livre une histoire non fictive, de témoignage donc, mais dont il dynamite les règles par une narration à l’effet romanesque certain, faite de dialogues, de mots d’esprit et de tirades qui nous transportent comme si nous lisions un roman ou assistions à une pièce de théâtre. On rit, librement, et on réfléchit aussi, en conséquence…
Pour tout dire, le tribut mémoriel recherché par Slimane Benaissa dans « Le Sein de ma mère » y est accompagné d’une ambition en tout cas littéraire que valide un récit qui occupe agréablement le lecteur et le garde attaché aux évènements qu’il relate, par transmission des anciens pour certains et pour ne pas les avoir réellement vécus comme ceux de Mai 1945 (il n’avait pas encore deux ans révolus au moment des massacres).
Tout ce qu’il raconte se rapporte à son enfance et à sa prime jeunesse à la fin des années 1940 et durant les années 1950, au foyer familial à Guelma où règne un père sec et carré par ses gestes, un adepte de la « falaqa » qu’on soupçonne impitoyable, mais ô combien protecteur et humainement lucide dans son milieu de colonisés comme de sa condition à s’en indigner. Tout est ramené à la mère totémique, à son sein généreux et nourrissant, qui accouchera de lui un soir de mariage, comme dans un coup de théâtre, volant la vedette à la mariée et devenant à tout jamais, plus que la gardienne du clan, la matrice absolue de l’univers fécond et humaniste du fils reconnaissant.
Entre lui et les parents, les deux grands frères, bizuteurs à leur manière, mais férocement protecteurs, comme de se retrouver projeté grâce à l’un d’eux, pour la première fois, dans la magie obscure d’une salle de cinéma pour voir « Spartacus », mais doublé en arabe marocain.
A le lire, on rit gros, vous disait-on ! Un peu moins pour ses petites sœurs auprès desquelles, d’instinct, il se sent proche (mais est-ce après qu’il soit devenu homme ?), pressentant déjà, à travers les misères domestiques qu’elles subissaient en silence ou en larmes, la menace de l’oppression sociale dont souffrent beaucoup de nos femmes.
Témoignage singulier d’une époque « grave et heureuse »
Dans la maison des parents, sur laquelle le regard de l’enfant Slimane semble se doubler de celui de l’homme qu’il est devenu, se tient le grand-père, un aïeul en retard d’une disparition pour avoir longtemps vécu. Il y a « khali », l’oncle, un relaps qui ne tient pas sur place pour fuir la féroce surveillance coloniale qui le poursuit, un nationaliste convaincu mais pas dupe des artificieux qui à la fin de la parenthèse coloniale allaient ramasser la mise, un fumeur de haschisch, une personne entière, enfin, qu’on dirait presque sortie de chez Kateb Yacine et du monde de Nedjma…
Sous les fenêtres et à la porte de la grande demeure familiale, le quartier, ses habitants, ses petites gens aux noms musulmans, juifs et chrétiens, les cafés et les boutiques comme celle que tient le père, les écoles coranique et publique avant le collège à Bône (Annaba), lieux au sein desquels, ou à côté, le jeune Slimane découvre la vie, l’éveil des sens, la camaraderie balayée ou poussée par le cours de l’histoire, les bagarres, l’amour, le sexe, alors que le fond de l’air est à la guerre d’indépendance.
Dans une chronologie qui nous mène jusqu’à mars 1962, date à laquelle il raconte qu’il a été envoyé dans une localité nommée Righia près de La Calle (Collo) participer à l’organisation d’un bureau de vote pour le fameux référendum, il n’est, donc naturellement, guère question de théâtre.
Pour cela, il faudra attendra un autre temps et l’indication qu’on a au sujet de son arrivée au métier de la scène nous apprend que la maîtrise de l’arabe classique, chose rare à l’époque, lui avait valu d’être recruté après un «casting sommaire» comme comédien dans la troupe de Hassen Derdour, figure nationale disparue en février 2005, connu pour le travail qu’il a accompli pour le théâtre populaire dans son fief à Annaba. Sa pièce, nous dit Slimane Benaissa, s’intitulait « Bouss Bouss sid al wazara » et c’était sa première expérience sur les planches.
Cet épisode, il le retrace avec la brièveté de celui qui se souvient de quelque chose qui ne semble pas l’avoir trop remué, mais on attendra la suite et le deuxième livre de son récit. Le premier reste, il est vrai, typique, du parcours d’apprentissage et d’initiation qui a été le sien à sa période juvénile, en cette fin de la colonisation ; « une époque grave et heureuse », dit-il, et dont il livre, sans manichéisme ni tabou, un portrait singulier, annonçant le futur dramaturge : l’auteur de «Echaab» , de « Boualem zid el goudam », de «El Mahgour » et d’autres… (Lire également en pages 7, 8 et 9 entretiens avec Slimane Benaïssa et Ahmed Cheniki)
Slimane Benaissa, « Le Sein de ma mère », récit autobiographique, livre 1, éditions Dalimen, Alger 2022.
Prix 1 400 DA.