En janvier 2012, l’universitaire et sociologue Mustapha Madi, ami d’El Kenz et familier de son œuvre, lui consacrait un article d’évocation dans l’hebdomadaire Algérie News-week que dirigeait à l’époque le journaliste et écrivain, H’mida Ayachi, sur la capacité de l’universitaire et intellectuel disparu à «ouvrir les portes» et à casser les murs pour rapprocher les milieux étudiants dans les années 1970, puis celui des chercheurs et des intellectuels tout au long de son parcours… Avec l’aimable autorisation de l’auteur, nous reproduisons ici sa contribution avec le rappel que M. Madi a été parmi le collectif d’universitaires qui allait être avec Daho Djerbal (son actuel directeur) et Said Chikhi à l’origine de la création de la revue de référence Naqd. Les deux étaient également proches du romancier Tahar Ouettar à la création de l’association El Djahidiya. Mustapha Madi est également le traducteur d’«Au fil de la crise», ouvrage important d’Ali El Kenz, une version en arabe non encore publiée…

Par Mustapha Madi
Ma plume m’a entraîné vers les beaux souvenirs, comme vers les plus amères…je me suis rétracté.. j’ai supprimé plusieurs pages que je garde pour moi…je les garde pour le jour où on écrira l’histoire du mouvement estudiantin que nous avons ignoré ou volontairement omis. Je garde ces passages aléatoires et instantanés afin de respecter mon engagement vis-àvis de mon ami Hmida, surtout qu’il a le mérite de rendre hommage à l’un des vivants, contrairement à ceux qui le font post-mortum…C’est juste des…impressions. Après avoir decroché mon bac en 1973, j’ai rejoint l’université pour m’inscrire à l’institut de sociologie.Ce fut loin d’être facile pour moi, car le rectorat de l’époque ( celle de Driss Chabou et Rachid Mentouri) avait décidé de renoncer à l’arabisation de la filière, sous prétexte de manque de professeurs. C’est à ce moment que mon ami et professeur, le regretté Djenidi Khlifa me contacte et me propose de lancer une pétition réunissant la signature des étudiants souhaitant s’inscrire en sociologie et psychologie pour l’envoyer à la présidence de la République et au ministère de tutelle. J’ai commencé donc à contacter le peu d’arabisants issus des lycées Ibn Khaldoun, Amara Rachid et Abane Ramdane…avec l’aide de Rachid Lorari et Cherif Djouda, deux activistes de «Sawt Etaârib». Et nous avons réussi ! et les deux filières ont été arabisées. Cependant, je dois avouer que je n’étais pas satisfait des professeurs de la section arabisante, comparé au contenu proposé à mes camarades francisants. Le seul en qui j’avais confiance, c’était le regretté Abdelmadjid Meziane, avec qui j’avais de bonnes relations. Ma désertion me contraint à assister aux cours des francisants, ceux donnés par El kenz, Said Chikhi et Claudine Chaulet… Début 1975, j’étais convaincu que l’étudiant francisant était plus loti en matière pédagogique que l’arabisant, ce qui m’a conduit à mener des grèves à répétition et à boycotter un nombre important de professeurs… jusqu’à réussir à convaincre mes camarades de mon point de vue.

Avec Ali El kenz et Burhan Ghalioune
Le passage du tronc commun à la spécialité en sociologie fut pour moi une transition qualitative dans mon cursus universitaire. A ce moment, c’est à dire en 1976, la filière arabisante s’était renforcée de deux professeurs de grande qualité : Burhan Ghalioune, l’opposant syrien, venu de Paris pour chercher du boulot, et Ahmed Baâlbaki, venu du Liban, en pleine guerre civile. Cette année-là, les choses se sont inversées, j’étais fier de la filière arabisante, je n’assistais plus aux cours des francisants… bien au contraire, c’était à leur tour de venir assister avec nous…. Mon amitié avec Ali El Kenz s’est nouée grâce à Said Chikhi, professeur militant au sein du syndicat de l’université, se situant à la gauche des «pagsistes», dans le Parti de l’Avant- Garde Socialiste. Nous n’étions qu’une poignée d’opposants, non seulement au PAGS, mais, surtout, au pouvoir en place, soutenu par l’avant-garde socialiste. Le FLN de l’époque n’était qu’un orchestre de musique chargé d’applaudir à la demande. Je voyais en Said Chikhi l’exemple même du militant syndicaliste et en Ali El Kenz le professeur militant scientifique usant de la méthodologie et de la pensée…C’était comme cela que je voyais les choses… Burhan Ghalioune fut d’abord un ami avant d’être mon professeur, idem avec Ahmed Baâlbaki… Avec le professeur Ali, c’était une relation d’amitié, de principes et de position et conviction politique… des principes qui refusaient l’hypocrisie dans la politique… Pour ses étudiants, c’était le professeur le plus respecté, ne mélangeant jamais entre la politique et la science… le plus important pour lui, c’était de mettre entre les mains de ses étudiants les armes de la critique idéologique et philosophique… à titre d’exemple, il nous a appris la lecture du livre-référence de Charles Betlheim «La Lutte des classes en Union Soviétique» et la «La lutte sociale en Egypte» de Mahmoud Hussein… A cette époque, je lisais ce livre en remplaçant le mot Egypte par Algérie… Je lisais un livre sur la situation économique de l’Egypte Nassérienne, comme si je lisais une analyse sur la situation de l’Algérie de Boumediène… A cette époque, nous cherchions toujours la nature des classes sociales de l’Etat algérien. Et à l’époque, notre préoccupation, c’était la recherche, avec preuve à l’appui, que «la gestion socialiste des entreprises n’avait rien à voir avec le socialisme…et que la révolution agraire n’avait rien de commun avec le socialisme (même si j’avoue avoir fait partie des étudiants volontaires, lesquels lorsqu’un étudiant du PAGS préparait une recherche ou une étude sur la révolution agraire et la gestion socialiste préparaient de suite un exposé contradictoire)… Ce fut une époque magique… où nous débattions argument contre argument en deuxième année seulement… Parmi les auteurs arabes que j’ai pu découvrir grâce au professeur El kenz, Hacen Hamdan qui utilisait le nom d’emprunt de “Mahdi Amel», sociologue spécialiste d’Ibn Khaldoun et auteur du recueil de poésie «Espace Noun» En 1977, Mahdi Amel, alias Hacen Hamdan, écrivit un livre qui m’a profondément influencé et duquel j’ai beaucoup appris, «Crise de la civilisation arabe ou crise de la bourgeoisie arabe ?». J’informe El Kenz de la sortie du livre de son ami Hacen et de la problématique importante qu’il soulève… El Kenz était pour nous le guide scientifique et le pont intellectuel s’opposant au stalinisme… C’est lui qui nous a fait découvrir Charles Bettlheim, Mahmoud Hocine… Il a réuni les arabisants et les francisants dans une seule section : une expérience réussie C’est la sociologie politique qui avait réuni El Kenz et Ghalioune, El Kenz dispensant la matière pour les francisants et Ghalioune pour la section arabisante. Un jour, nous nous sommes retrouvés au café en face de la faculté centrale d’Alger à discuter de l’arabisation avec des professeurs que j’avais boycottés (chose m’ayant valu le passage devant le conseil de discipline… et c’était grâce à l’intervention de Djenidi Khalifa et Mohamed Saidi que j’avais pu éviter l’exclusion de l’université). Là, j’avais proposé l’idée de fusionner les deux sections de sociologie politique en une seule et les cours seraient dispensés par les deux professeurs en même temps…et les étudiants pourront choisir les sujets des travaux de recherche et des exposés à leur guise dans la langue qu’ils maîtrisent le mieux. L’expérience fut une franche réussite et nous aurions pu la généraliser, n’était l’opposition de quelques enseignants, mais surtout du rectorat.

La guerre des concepts
Avant mon licenciement du quotidien Echaâb, à l’époque du parti et de la pensée uniques… j’avais couvert les débats autour de la charte nationale au sein de l’université … à ce moment-là, les conflits idéologiques entre différentes tendances prédominantes à l’université étaient à leur apogée…au sein du courant de la gauche, représenté par le Pags, les «Maoïstes» ou les partisans du PRS de Mohamed Boudiaf. Les militants de l’avant-garde étaient partisans des «Missions de la construction nationale» et de «la voie du non-capitalisme pour le progrès», et le courant opposé au Pags, au nom de toute la gauche, considère que l’Algérie vit une période de «bourgoisie bureaucratique de l’Etat», et je fus l’un des premiers arabisants à avoir défendu cette thèse sur les colonnes d’Echaâb, contrairement à El Moudjahid qui applaudissait les thèses du Pags. Je suis convaincu qu’Ali El Kenz a participé, d’une manière ou d’une autre, au changement de plusieurs concepts et théories dominantes à l’époque, surtout les idées reçues sur l’arabisation… Echaâb était considéré par beaucoup comme un quotidien avant-gardiste sur certains sujets.

Ali El Kenz : «Arabiser Bab Ezzouar est plus facile qu’arabiser les sciences sociales»
Le fait d’avoir abordé plus haut l’arabisation au sein de l’université m’oblige à parler de mon ami et professeur Djenidi Khalifa, mon enseignant de philosophie au lycée Ibn Khaldoun et mon camarade et militant pour l’arabisation … Ali et Djenidi sont de la même espèce, le premier étant un francisant pas comme les autres et le deuxième un arabisant pas comme ses autres frères… Il y a une troisième personne que je n’aborderais pas aujourd’hui, car elle mérite, de notre part à tous, un hommage particulier… il s’agit de mon frère de lutte, l’intellectuel Youcef Fathallah, que Dieu ait pitié de son âme… Youcef que nous avons oublié… que l’Algérie universitaire, officielle et intellectuelle a oublié. Nous étions tous unis, arabophones et francophones, et rien ne nous séparait. C’était ce que représentait Ali El Kenz… il me disait que «l’arabisation est indispensable. Pourquoi s’intéresse- t-on plus à arabiser les sciences sociales et humaines, en oubliant les sciences exactes, allusion faite à l’université de Bab Ezzouar où les sciences exactes étaient plus faciles à arabiser». Des fois, il se moquait de moi en me disait : «Un arabisant qui ne connaît pas le monde arabe… qui n’a jamais visité l’Egypte»… El Kenz était arabisant plus que les arabophones, sociologiquement, c’était «un ouroubi»… C’est lui qui m’a fait connaître Kheir Eddine Hacib du centre d’études de l’Union arabe, Tahar Lebib, le sociologue tunisien, directeur de l’Organisation arabe de la traduction. Lorsqu’est apparue l’idée en 1989, de créer l’Association algérienne pour l’arabisation, en compagnie d’un groupe d’amis, parmi eux Nacer Djabi, Mustapha Nouisser, Djenidi Khalifa et Youcef Fathallah…. El Kenz faisait partie des membres fondateurs… Malheureusement, l’initiative était victime d’enjeux politiciens et détournée de sa vocation. Nous avons quitté l’association, car nous avons refusé qu’elle soit appelée «Association nationale pour la défense de la langue arabe» au lieu «d’Association algérienne pour la promotion de la langue arabe», parce que, convaincus que la langue arabe était protégée par la Constitution et qu’il était vital de l’amarrer au projet de la société… notre mission, c’était de militer pour la faire sortir de l’administration et de l’usine … Beaucoup ignorent qu’Ali El Kenz était parmi les membres fondateurs de l’association El Djahidia. A cette époque, Youcef Sebti et aâmi Tahar nous ont contactés, et Ali était très enthousiaste…. Le salaire d’un enseignant universitaire était de 8 000 DA et Ali avait donné 10 000 DA pour l’association. Personne ne peut nier que le premier centre de recherche scientifique pour les sciences humaines a été créé grâce à l’initiative du professeur Abdellatif Benachenhou. Ce fut, d’abord, le Crea, Centre de recherche en économie appliquée, puis le Cread. A mon retour de Paris, en 1980, j’ai rejoint l’université où Ali El Kenz avait comme mission de coordonner les travaux d’une équipe de recherche du Cread. Il a insisté pour que mon ami Nacer Djabi et moi, puissions rejoindre le centre et participer aux travaux de recherche… J’avoue que j’étais étonné de sa proposition et je me suis dit : «Est-ce possible… surtout que le centre est aux mains d’un groupe de francisants, diamétralement opposé à l’arabisation et contre l’idée de recherche en sociologie ! ? » Nous avons rejoint le centre sous la direction d’Ali El Kenz… quelques années plus tard, ma camarade Khawla Taleb Ibrahimi nous a rejoints à son tour, et c’est comme cela que le verbe arabe a été introduit dans la recherche scientifique… je le dis, sans aucun complexe, c’était grâce à Ali El Kenz. Il y a eu plus de travaux de recherches en arabe grâce à la venue de mon ami, le défunt Djillali Lyabès, qui a été nommé directeur du centre. Sur proposition de mon ami Ali et du camarade Djillali Lyabès, j’avais été chargé d’organiser un colloque international sur l’arabisation et la technologie dans le monde arabe, qui avait vu la participation de plus de 80 chercheurs, à l’instar d’Antoine Zahlane, Hicham Bougamra,Mouloud Kacem Naït Belkacem… au moment où il était exclu et mis à l’écart.

Avec El Kenz, Ben Mansour et la série «El Anis»
Avec la venue du défunt Mohamed Ben Mansour à la tête de la Société nationale des arts graphiques (Enag), l’édition algérienne a connu un tournant déterminant en matière de contenu comme de contenant. Ben Mansour était porteur d’un projet national et moderne et conscient du rôle du livre et de l’importance de la traduction de plusieurs langues vers l’arabe. Il était francophone de langue, arabophone de pensée et d’appartenance… il était du même moule qu’Ali Al Kenz. Ma relation avec El Kenz et Ben Mansour a constitué mes débuts avec le monde de l’édition, surtout après la publication de la série «El Maârifa», proposée et chapeautée par Ali Al Kenz. Le projet avait eu beaucoup de succès en Algérie et à l’extérieur du pays, surtout qu’El Kenz avait pris contact avec un nombre important de personnalités arabophones… J’avais présenté deux ouvrages pour la collection Anis, le premier s’intitulait «Salama Moussa et la problématique de la renaissance» et le deuxième sur la libération de la femme d’Amine Kacem. L’ami Djillali Lyabès est parti sans espoir de retour, comme l’a fait Youcef Fathallah … El Kenz est parti en Tunisie, puis à Paris, pour revenir avec son dernier ouvrage «Ecrits d’exils», que nous comptons traduire en arabe, suite à la demande persistante de son auteur… et nous remercions Algérie News et nous nous excusons pour la spontanéïté de ces impressions en vrac, sans organisation. n