Reporters : Le 21 décembre disparaissait l’islamologue syrien Mohamed Shahrour dans un anonymat qui renvoie peut-être à sa réputation sulfureuse d’un exégète pas comme les autres et dont les livres, par exemple, sont interdits de diffusion publique en Algérie. Qui était-il ?
Saïd Djabalkhir : Contrairement à ce que pensent beaucoup de gens, Mohamed Shahrour n’est ni théologien ni islamologue, il est ingénieur en génie civil. Donc le domaine religieux ne relève pas de sa spécialité. C’est la raison pour laquelle les Chouyoukh -les religieux- d’Al Azhar ne lui ont jamais répondu et ont toujours refusé de commenter ses idées et déclarations. Il n’empêche que beaucoup de musulmans issus de la nouvelle génération adhèrent à ses idées, mais la doxa sunnite l’a globalement excommunié.
Mohamed Shahrour est un islamologue qui a apporté une nouvelle lecture au texte coranique. Pouvez-vous nous parler des grandes lignes de sa pensée ?
Comme je viens de le dire, Shahrour n’est pas islamologue de formation. Mais cela n’a pas empêché les nouvelles générations de musulmans d’adhérer à sa pensée. Dans mes conférences, je me retrouve souvent face à des jeunes qui sont convaincus par ses idées, c’est pourquoi j’ai consacré trois vidéos sur la chaîne Youtube du CLPL (Cercle des lumières pour la pensée libre) à la critique de la pensée de Shahrour. Le projet intellectuel. Mais en gros on peut dire que ses idées sont axées sur les points suivants : le refus de toute autre référence scripturaire islamique à part le Coran. Du coup, il est catalogué «coraniste», à l’instar des penseurs égyptiens Djamal Al-Bana et Ahmed Sobhi Mansour, car il propose de retourner au seul Coran et expurger l’Islam de la Sunna. Shahrour nous dit que le Prophète a interdit la transcription de ses hadiths, mais il omet de dire que cette idée même est rejetée par d’autres textes recevables où le Prophète a permis la transcription de ses paroles. Pour Shahrour, ce sont les dynasties Omeyyade et Abbasside qui ont imposé la Sunna, au détriment du Coran lorsque elles étaient au faîte de leur puissance politique. Mais en réalité, cette idée relève de l’idéologie beaucoup plus qu’elle ne relève d’un discours savant. Il est vrai que beaucoup de hadits attribués au Prophète ont été fabriqués pour justifier les politiques du prince du moment, mais cela ne concerne pas tous les hadiths. Par ailleurs, je rejoins Shahrour quand il parle de la nécessité de revoir les constituants du patrimoine religieux et de les réexaminer à partir de nos connaissances et de nos réalités, afin d’asseoir de nouvelles bases théologiques, loin des critères et des savoirs qui étaient en vigueur au deuxième et au troisième siècles de l’Hégire, et sans l’intervention des Etats. Shahrour conteste également certaines lectures et exégèses du Coran sur des sujets sensibles, comme l’héritage et certains interdits. Shahrour propose une lecture certes moderniste, mais idéologique de l’islam, c’est-à-dire une lecture qui néglige totalement la question de l’historicité du texte coranique. Il omet de dire où de discuter la différence entre les trois termes suivants : la révélation (Wahy) et le Coran et le Moushaf. Shahrour omet aussi de répondre à la question suivante : quelles sont les limites entre l’humain et le divin dans le texte coranique, c’est-à-dire le Moushaf ? La lecture de Shahrour est certes éclairée et moderniste dans son ensemble, mais elle reste une lecture confessante et très ancrée dans l’idéologie, c’est-à-dire « maquiller » le texte coranique au lieu de le questionner. Le projet de Shahrour, comme d’autres projets qui aspirent aujourd’hui à un islam des lumières, oriente la pensée vers une fonction sécuritaire et l’éloigne de sa fonction critique. Il est certes très important de se débarrasser des monstres intégristes et terroristes, mais pas au détriment des réalités historiques.
Pour vous, islamologue, est-ce qu’il est nécessaire ou possible de renouveler les principes de la religion et l’adapter avec l’époque ?
En effet, il est nécessaire de renouveler la lecture des textes religieux à la lumière des connaissances modernes et de la méthode historique, afin d’adapter ces textes aux nouvelles réalités humaines.
Chercher de nouvelles interprétations aux versets coraniques est-il interdit en islam ? Pourquoi la religion chrétienne, par exemple, n’arrête pas d’évoluer, alors que l’islam stagne depuis des siècles ?
Il n’est pas interdit de chercher de nouvelles lectures et interprétations aux textes sacrés, bien au contraire, c’est un devoir coranique. Mais il se trouve que la vieille garde de la doxa où ce que j’appelle les gardiens du temple, se cramponnent à l’exégèse traditionnelle et stagnent sur les anciennes lectures comme si elles étaient infaillibles et intemporelles. Notre devoir est de leur résister, dire ce qu’on a à dire et éclairer les musulmans contre vents et marrées.
Les sociétés arabo-musulmanes ont besoin de la pensée des grands illuminés, comme Shahrour, pour lutter contre l’extrémisme religieux et le terrorisme. Qu’en pensez-vous ?
Comme je viens de le dire, il est certes très important de se débarrasser des monstres intégristes et terroristes, mais pas au détriment des réalités historiques. L’extrémisme et le terrorisme doivent être vaincus par une nouvelle lecture fondée sur le questionnement scientifique et méthodique des textes sacrés, mais pas sur l’enjolivement ou le « maquillage » apologétique de ces textes.
Certains appellent, Mohamed Shahrour « Martin Luther de l’islam », vu les réformes radicales qu’il a fait à la pensée islamique. Etes-vous d’accord ?
Je suis d’accord, sauf que Martin Luther était un théologien et un homme d’Eglise avant d’être un réformateur. Et malgré cela, il a été condamné à être brûlé vif par le Vatican. Je pense que le projet de Shahrour n’ira pas très loin tant qu’il n’aura pas été adopté par les instances religieuses officielles. Je parle ici essentiellement d’Al Azhar et consorts. n