A des fins didactiques et de vulgarisation, le spécialiste présente dans cet entretien des clarifications sur les concepts de digitalisation et de transformation digitale, avant de souligner son apport à la modernisation du secteur bancaire algérien. Il suggère des pistes pour accélérer la transformation digitale en Algérie.
Entretien réalisé par Khaled Remouche
Reporters : Depuis quelques années, on parle beaucoup de digitalisation et de transformation digitale, de quoi s’agit-il ?
RACHID SEKAK : C’est effectivement dans l’air du temps. Ces deux expressions sont à la mode. Elles représentent souvent des fourre-tout souvent incompris et qui font quelquefois peur.
La Banque NATIXIS dans sa revue « IMPULSION » relève que cela renvoie une révolution technique : la technologie numérique qui permet de codifier l’information (0-1) (le format binaire), de la stocker et de la faire circuler à grande vitesse. Cette révolution technique est aussi devenue une révolution culturelle. En effet, nous sommes à présent dans un monde où la vitesse d’accès à l’information et surtout la transparence ont été grandement modifiées.
Le digital permet à chacun d’entre nous d’avoir un accès instantané à l’information partout dans le monde.
Nos étudiants n’ont plus les mêmes manières de travailler et de réviser leurs examens que celle qui était en vigueur il y a 20 ou 30 ans.
Un étudiant ayant besoin d’une clarification conceptuelle n’a plus besoin de passer des heures à la bibliothèque. Un petit tour sur GOOGLE ou WIKIPEDIA et le tour est joué !
Nous vivons une nouvelle ère : celle de la combinaison de l’outil WEB, des réseaux sociaux et des applications sur smartphones.
De plus et au-delà de l’accès à l’information, il est aussi possible à « monsieur tout le monde » de créer de l’information et de la façonner et de la diffuser à grande échelle.
Le digital, c’est un peu la combinaison intelligente de l’informatique, des télécommunications et d’Internet.
Si l’on se focalise sur le secteur financier, WIKIPEDIA définit la finance digitale de la manière suivante : « l’utilisation des services financiers (transfert d’argent, crédit, épargne, assurance) à l’aide des technologies numériques mobiles (smartphones et tablettes) ».
En votre qualité d’ancien banquier pouvez-vous nous expliquer comment cette révolution impacte le secteur financier ?
Votre question est pertinente. Cette révolution digitale rend nécessaire un ajustement des Business Models des banques et des autres institutions financières. Plus généralement, elle touche lourdement l’industrie des services.
Le digital modifie en profondeur l’interface avec le client.
Dans ce cadre, plusieurs volets apparaissent importants :
- Le digital permet une modification du canal d’accès au client. L’agence bancaire classique n’est plus le point unique de vente. Le digital apporte plus de convivialité, d’accessibilité et de simplicité d’utilisation
- Le digital permet de traiter une masse de données exponentielle et donc de mieux cerner et comprendre les attentes et les comportements des clients. Cela facilite l’évolution des produits, l’amélioration des ciblages et de la segmentation. Le client ou le prospect sont quasiment « déshabillés ». Tout est examiné et scruté dans beaucoup de volets de la vie quotidienne du client ou du prospect. Grâce à une meilleure connaissance client, le service devient de plus en plus personnalisé.
Vous pouvez constater, que les données, la DATA comme disent les spécialistes, deviennent une matière première stratégique pour les banques et les compagnies d’assurance. Et la capacité à traiter l’information procure un avantage concurrentiel certain. Elle devient un élément essentiel de toute politique et stratégie marketing.
Chez nous, le digital sera bien évidemment crucial pour le nécessaire processus de modernisation de notre secteur bancaire et financier dont il pourra être un accélérateur.
A noter néanmoins que le digital n’influence pas uniquement les FRONT OFFICES (le commercial) mais aussi les BACK OFFICES (la tuyauterie interne des banques et des compagnies d’assurance). Il a une influence lourde sur les organisations des banques et des compagnies d’assurance.
Le digital créée aussi le besoin de nouvelles compétences au sein des banques.
Mais, d’après vous, quels sont les principaux risques associés à la montée du digital dans les banques ?
Votre question est complexe et de nature très technique. Pour simplifier et sans être exhaustif, je perçois trois risques importants : - Le digital amplifie, sans aucun doute, les risques en matière de sécurité de l’information.
- Le digital introduit un risque concurrentiel pour les banques associé à une possible désintermédiation de certains services avec l’avènement de FIN TECHS qui capteront une partie de business qui était dévolue auparavant aux banques.
- Le digital expose à un autre risque opérationnel : le risque d’image et de réputation des banques.
Pour revenir au secteur financier, pensez-vous que la digitalisation est l’une des clés pour la mobilisation par les banques de l’argent de l’informel ?
Cet argent de l’informel fait rêver beaucoup de monde ! Il est devenu un véritable fantasme ! Chacun y va de « sa petite musique » ; produits islamiques, amnistie fiscale, etc.
Le sujet est complexe et souvent traité de manière très superficielle.
La digitalisation ne pourra pas capter la totalité de notre forte circulation hors banques évaluée par le dernier rapport de la Banque d’Algérie à 6.500 milliards de dinars soit un peu plus de 1/3 de la masse monétaire et entre 25 à 30 % du PIB
A contrario, elle pourra induire une meilleure inclusion financière des populations non bancarisées et surtout réduire la désinclusion financière observée chez la population bancarisée.
En effet, quand l’on s’intéresse aux origines de cette circulation fiduciaire, on constate une pratique largement répandue : salaires virés le 25 du mois au matin sur un compte bancaire ou auprès des CCP et totalement retirés le 25 dans l’après midi.
Une telle attitude ne relève pas de l’économie informelle ni d’un souci de bancarisation (d’inclusion financière).
Il s’agit tout simplement d’éviter une désinclusion financière. La digitalisation a un rôle à jouer dans la résorption de cette anomalie, notamment par le développement de paiements électroniques fluides et conviviaux et dans le développement d’incitations à l’épargne.
Quelle est votre appréciation sur les efforts des banques en matière de transformation digitale ?
Chez nos banques publiques, on voit émerger des choses. Mais elles restent largement marginales et surtout du domaine de la communication ! On veut surtout faire plaisir à « l’air du temps ». Franchement, on reste sur des gadgets. Commençons par de vraies choses de substance comme la mise en œuvre de systèmes d’information efficients. Ces derniers sont essentiels à la modernisation de nos banques et à l’amélioration de leur management.
Que préconisez-vous pour accélérer la transformation digitale en Algérie ?
Des améliorations sensibles ont été observées ces dernières années. Mais des leviers d’amélioration nécessitent une prise en charge.
Quatre points méritent une attention particulière
Le souci est d’abord réglementaire : plus de pragmatisme et de flexibilité pour ne pas tuer l’innovation dans l’œuf. Le volet réglementaire doit se concentrer sur deux objectifs : - La création des conditions nécessaires à l’émergence des nouveaux services financiers.
- Veiller à leur fonctionnement sain et au contrôle des risques qui en découlent.
Avec de tels objectifs, un choc culturel s’impose ! Nos instances de régulation devront évoluer et modifier leur approche : innovons, créons les nouveaux produits et ensuite seulement légiférons et réglementons si cela est nécessaire. Oublions cette culture du cahier des charges, des labels et des autorisations préalables à presque tout !
Ne cherchons pas à réinventer le fil à couper le beurre, dupliquons les meilleures expériences observées dans le monde notamment en Afrique et chez nos voisins.
A cet égard, l’attitude du régulateur bancaire, la BANQUE D’ALGERIE, sera cruciale pour accompagner le mouvement de modernisation et de dématérialisation notamment pour : - L’avènement de la monnaie électronique
- L’autorisation de nouveaux acteurs comme les prestataires de paiement (PSP : PAYEMENT SERVICE PROVIDERS)
Le régulateur devra trouver un « juste milieu » entre la nécessité de gérer les nouveaux risques et de protéger les déposants tout en ne tuant pas l’innovation.
Le second souci réside dans la réduction de certains gaps techniques : la connexion internet fixe et mobile malgré des améliorations récentes reste très souvent trop lente et le renforcement des infrastructures mobiles haut débit est un MUST pour atténuer ce handicap.
Par ailleurs, notre pays dispose d’une importante DIASPORA qui regorge de talents. Tirons en avantage et au-delà des discours « tartes à la crème » que nous entendons ici et là depuis des années. Déployons une vraie politique dans la durée pour attirer ces talents !
Pour finir, l’ETAT a un rôle important à jouer dans l’accélération de la digitalisation en entreprenant un effort soutenu dans la dématérialisation du service public.
Notre pays dispose d’atouts indéniables : - Une forte pénétration des smartphones qui pourrait nourrir l’essor des services financiers dématérialisés et des portes monnaies électroniques.
- Un taux de pénétration à internet substantiel et largement supérieur à la moyenne observée en Afrique : plus de 37 millions d’abonnés à internet mobile et plus de 3.5 millions d’abonnés à internet fixe.
- L’existence d’un numéro d’identification unique qui est une base essentielle au développement des systèmes d’identification numérique.
Ne gaspillons pas ces atouts !
Comment exploiter le potentiel important de la FIN TECH en Algérie ?
La FIN TECH, entendue comme « la technologie financière » par des START-UP innovantes orientées vers l’amélioration des services financiers, est un territoire largement inexploité chez nous. Et pourtant comme vous l’indiquez, le potentiel est important. Les carences sont énormes dans le secteur. On peut relever : - La vétusté des infrastructures technologiques de notre secteur bancaire et financier
- Le sous-développement de nos systèmes de paiement
- Le quasi inexistence des paiements électroniques (mobile et internet Banking)
La FIN TECH peut effectivement jouer un rôle dans la modernisation et la réforme du secteur bancaire et financier.
Le potentiel est important et touche aussi bien les banques que les compagnies d’assurance. Les secteurs porteurs, sans être exhaustif, portent sur : - Le développement des solutions TECH
- Les algorithmes et la gestion de la DATA
- La sécurisation des transactions en ligne
- La digitalisation des produits financiers
- L’E-paiement
Les enjeux sont énormes : « Ne loupons pas une nouvelle fois le train » et n’ayons pas peur des innovations disruptives. Le pays et son économie en ont grand besoin.