«Le jardin a toujours été la version la plus courte du voyage», telle est l’une des définitions les plus pertinentes du jardin proposée par le célèbre paysagiste Kamel Louafi dans son récent ouvrage qui témoigne de plus que 30 ans d’architecture paysagère en Europe, en Algérie et en Orient, primé dès 2000 à l’Exposition universelle de Hanovre.
Jacqueline Brenot

Comment mettre en oeuvre un patrimoine de jardins qui se métamorphose au fil des saisons et promouvoir une culture paysagère qui sort des sentiers battus, en transmettant des messages universels ? Ce que semblent, à travers «les récits inédits de la profession, anecdotes, palabres, histoires, escapades…», les objectifs déclinés avec poésie et altruisme par ce paysagiste algéro-berlinois de renommée internationale.
Comme le rappelle le préambule de l’architecte-urbaniste Akli Amrouche : «Un paysagiste doit nécessairement inscrire ses oeuvres sur le long terme, contrairement aux architectes qui construisent des bâtiments finis par définition.» Là, réside le défi majeur de chaque projet animé d’une «poésie verte» et d’un équilibre naturel soumis au cycle des saisons de cet artiste des paysages. Cependant, un tel savoir-faire généreux et universel, évoqué dans cet ouvrage illustré de 250 pages, ne peut trouver ses sources que dans l’enfance.
A ce titre, Kamel Louafi ne manque pas de rendre hommage au jardin urbain tant admiré de son père Aïssa à Batna, au potager de sa grand-mère Noua à Aïn Touta, d’une géométrie digne «du potager des rois de l’Université de paysages de Versailles». La reconnaissance aux réalisations paysagères Dar Zine et Dar Kadri, proches des décors andalous à Batna de ses soeurs Fatiha et Badia, y est présente, ainsi qu’à son épouse Andréa, la jardinière attitrée de leur immeuble à Berlin. Tôt en contact avec la construction, grâce au lieu de travail de son père «planton/facteur au sein de la Direction des Ponts et Chaussées de Batna», Kamel Louafi s’initie à la cartographie du paysage. Ses études topographiques du territoire à Batna, puis, en 1974, ses inventaires forestiers aériens pour surveiller les paysages, l’éclairent sur la fragilité de l’écosystème marqué par l’absence d’eau et lui donneront le goût du paysage.
Plus tard, il ne cessera de concevoir des jardins et des parcs adaptés aux zones arides et portés par ses concepts de «faire de la ville un jardin». Au cours de ses études de paysagisme à Berlin-Ouest,le premier conseil des professeurs fut celui de visiter le monde. «Tout ce que l’on voit sur le globe qui tourne c’est un paysage… où tout est en dépendance».
L’auteur saura l’illustrer en parcourant «10 000 km en minibus Volkswagen, Peugeot 504 et moto XT de Berlin à Lomé», comme la route droite dessinée sur son esquisse de carte reliant l’Europe à l’Afrique. Dès 1980, à l’Université Technique de Berlin, il prend part à des projets au Luxembourg et en Allemagne. Ainsi l’ouvrage se présente comme une promenade commentée et très documentée d’un lieu à un autre de la planète par ses réalisations et projets en Europe, au Maghreb et au Moyen-Orient, suite de défis et péripéties, où «chaque projet est un challenge».
Parmi les réalisations qui firent date, celle au sein des «Jardins du Monde «de Berlin, la réalisation en 2003 du «Jardin Islamique Oriental» avec 2,8 millions de visiteurs par an, dénommé «Jardin des quatre fleuves», avec ses grenadiers, ses pêchers, ses jasmins, ses roses de Syrie,mais aussi des céramiques, en référence au «Caharbagh» forme élémentaire du jardin dans la Perse ancienne, à la culture du riad traditionnel avec patio et jardin intérieur, à l’Alhambra. Evoquons également l’inspiration calligraphique arabe agencée comme une danse et partition de musique présente dans la réalisation des jardins baroques de Herrenhaüser, place de l’Opéra de Hanovre.
Un parcours artistique où l’Algérie garde une place de prédilection
Bien sûr, dans ce parcours artistique, l’Algérie garde une place de prédilection, depuis l’évocation «du port d’Alger, le jardin d’Essai, l’Amirauté, les Arcades, la Casbah, l’hôtel Aurassi… puis la Mitidja, les Aurès, Biskra «La Mythique», Touggourt, El Oued, Tamanrasset, jusqu’à Lomé au Togo», chargés d’Histoire, d’architecture, associés à une richesse de végétation qui ne cesseront d’inspirer le paysagiste. De ces lieux référents naissent des concepts, des constats d’abandon de terres assaillies par la sécheresse, ou des défis climatiques, des réalisations comme «Les Jardins des Ziban» à Biskra. La démarche fut de rappeler le passé de cette «ville mythique, célèbre station thermale romaine, elle subjugua au Moyen-Age l’historien et sociologue Ibn Khaldoun, immortalisée à la fin du XIXe siècle pour sa beauté aux portes du Sahara par tant d’artistes d’Europe et d’Amérique, son rôle important aussi durant la guerre de Libération avec le Colonel Si Haouès. Le paysagiste a conçu pour cette ville un «Musée du voyageur» et «le Jardin de Matisse» inspirés des dessins et écrits du peintre datés de 1906, ainsi que les allées Ben-Boulaïd. Depuis 1980, le paysagiste exprime une nécessité de rapprocher les cultures de l’Orient et l’Occident en souvenir des broderies des fêtes de son enfance, des calligraphies arabes, des notes et croquis de ses voyages. Il arrive qu’un voyage, comme «la traversée du Grand Sahara en 1984», serve de référence et de défi pour la conception d’un paysage saharien dans une ville allemande comme Hanovre. Des sources d’inspiration grecque comme la formule du philosophe Héraclite «Tout coule, tout change, tout passe et rien ne demeure.» initièrent l’idée de la métamorphose des jardins appliquée à l’Expo Universelle de 2000 à Hanovre pour laquelle Kamel Louafi reçut le Premier Prix. «Le jardin en mouvement» en est né, ainsi que la mise en rédaction de son Manifeste «Articuler l’imaginaire». Cet ouvrage autobiographique «Promenades paysagères et palabres» se révèle un recueil remarquable de créations artistiques foisonnantes d’imagination et de références culturelles. Chaque réalisation témoigne d’une technique très élaborée, augmentée d’un goût pour la mosaïque avec les maîtres artisans (khayat) ou «couturiers de la pierre», l’architecture traditionnelle, la musique et la danse, dont les «Paysages arabesques – Installations à Stuttgart» sont parmi les parfaites illustrations. Impossible d’évoquer tous les lieux d’inspiration et de création de cet inlassable arpenteur de la beauté du monde et magicien des espaces. Un second ouvrage, «Kamel Louafi fascination de la chorégraphie du paysage – L’Orient rencontre l’Occident – si proche et si lointain», complète le précédent comme recueil de «Conférences et débats dans le cadre des expositions à Batna et Alger, Dar Abdeltif», de septembre à octobre 2022 illustré de ses réalisations et projets pour l’Algérie. Parmi les nombreux «dessins des approches de composition sur la Baie d’Alger» de 2003 et 2020, des «Percées vertes», d’une «promenade paysagère sur les Sablettes»… «L’extension du Jardin d’Essai vers la mer» reste le projet prioritaire. La Terre, adaptée aux besoins des individus, fournit toujours plus que le nécessaire à leur survie, mais cette appropriation exige responsabilités et entretiens accrus. Dans cette nécessité urgente de prise de conscience de préservation de l’environnement, la démonstration du processus de création apportée par le paysagiste est capitale, puisqu’il réalise des îlots d’équilibre naturel, de surcroît avec élégance et pérennité, des oasis de lumière.
L’exposition itinérante organisée entre l’Allemagne et l’Algérie qui a eu lieu récemment à Alger à la Villa Abdeltif, a été conçue par l’artiste comme un lien privilégié pour générer des projets en vue d’une transmission de savoirs, une passerelle entre les cultures. Souhaitons que cet ouvrage riche d’ingéniosité, d’inspirations traditionnelles et modernes, d’une iconographie dense et variée, de croquis très inspirés comme «les jardins de l’Ouma» ou ceux de la baie d’Alger, soit un relais incontournable de l’héritage de ce paysagiste et artiste émérite.
«Promenades paysagères et Palabres»
de Kamel Louafi, Berlin Editions Alternatives Urbaines (2022)