Quelles marges de manœuvres pour l’Algérie et sa diplomatie face à une crise libyenne qui menace de se transformer en conflit de forte intensité ? Pour Alger, la doctrine à ne pas monnayer est celle de la non-ingérence dans les affaires d’autrui et la recherche par tous les moyens de solutions politiques à tout désaccord armé ou non. Dans le cas de la Libye, pays voisin dont la complexité politique et sécuritaire croit à une vitesse qu’on n’imaginait pas, où le gouvernement de Tripoli vient d’ouvrir ses portes à une puissance étrangère, la Turquie, l’affaire s’avère plus embrouillée et plus difficile à gérer. Bien des dogmes de notre politique étrangère pourraient sauter.
La situation en Libye, plus que jamais préoccupante depuis dimanche, avec le déploiement des forces militaires turques pour soutenir le gouvernement de Fayez al-Sarraj à Tripoli, a connu hier un rebondissement majeur sur le terrain diplomatique qui a vu Alger recevoir la visite de deux hauts responsables de pays engagés dans cette crise.
Il s’agit du Président du Conseil présidentiel du Gouvernement d’union nationale (GNA) libyen, M. Fayez El-Serraj et du ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu.
C’est manifestement le temps de l’écoute et de la concertation, dont l’avis de l’Algérie compte, elle, qui partage 1 000 km de frontières sud-est avec une Libye instable depuis 2011, une situation qui s’est corsée ces dernières semaines, marquées par l’intrusion turque dans le dossier.
Mais, en face d’une évolution inquiétante sur le terrain, notamment à travers le déploiement des forces militaires turques en Libye, il y a la parole diplomatique qui a repris ses droits sans que ce « débarquement » à Alger ne livre ses secrets.
En tout état de cause, il était temps que l’Algérie retrouve son rôle dans la quête d’une solution politique à la crise libyenne, ce à quoi servira la visite du Président du Conseil présidentiel du Gouvernement d’union nationale (GNA) libyen, M. Fayez El-Serraj, arrivé hier à Alger à la tête d’une importante délégation pour une visite d’une journée.
Lors de cette visite, El-Serraj a été reçu par le Président de la République, M. Abdelmadjid Tebboune, qui signe ainsi sa première activité officielle avec un représentant étranger. La rencontre entre les deux parties « s’inscrit dans le cadre des concertations permanentes entretenues avec les frères libyens et permettra d’échanger les vues sur l’aggravation de la situation en Libye et d’explorer les voies susceptibles de surpasser cette conjoncture difficile », avait indiqué auparavant un communiqué de la Présidence de la République.
Lors de cette visite, M. El-Serraj était accompagné par le ministre des Affaires étrangères, Mohamed Taher Siala, et du ministre de l’Intérieur, Fathi Bachagha, a ajouté la même source. Auparavant, c’est le chef de la diplomatie algérienne, Sabri Boukadoum, qui a indiqué que l’Algérie prendra, « dans les prochains jours », plusieurs initiatives en faveur d’une solution pacifique à la crise libyenne.
« L’Algérie prendra dans les prochains jours plusieurs initiatives en faveur d’une solution pacifique à la crise libyenne, une solution exclusivement inter-libyenne », avait-il précisé en marge de l’envoi d’une aide humanitaire vers le pays voisin.
M. Boukadoum a réaffirmé, par la même occasion, que « la voie des armes ne peut guère être la solution, laquelle réside dans la concertation entre tous les Libyens, avec l’aide de l’ensemble des pays voisins et, en particulier, l’Algérie ». Il a mis en évidence la déclaration du chef de l’Etat Abdelmadjid Tebboune selon laquelle la Libye est un « priorité » pour Alger et son action politique et diplomatique.
Prioritée Une priorité que M. Tebboune a réitérée, avant-hier, à l’occasion du premier Conseil des ministres qu’il a présidé et au cours duquel il a évoqué l’environnement régional et international complexe, « théâtre aujourd’hui de grandes manœuvres géopolitiques et terrain d’imbrication de facteurs de menace et d’instabilité ». Il s’agit, pour le chef de l’Etat, de « tirer les principaux enseignements au plan stratégique, afin de mieux anticiper les répercussions de la détérioration de la situation sécuritaire dans la région sur notre sécurité nationale ».
Pour lui, l’Algérie ne doit « aucunement dévier de ses devoirs de solidarité et de bon voisinage », qu’elle continuera à promouvoir à travers une coopération visant la réalisation d’une complémentarité régionale au mieux des intérêts de toutes les parties. Il a rappelé dans ce sens le principe selon lequel l’Algérie se refuse toute immixtion dans les affaires des autres pays et s’oppose fermement à toute tentative d’ingérence dans ses affaires nationales, des principes qui sous-tendent ses engagements en faveur de la paix et de la sécurité dans notre région, le Maghreb arabe, l’Afrique et à travers le monde». Auparavant, et en date du 26 décembre, le président Tebboune a réuni le Haut-conseil de sécurité sous le signe de l’urgence dans l’environnement régional. A l’ordre du jour de cette réunion, intervenue une semaine après l’investiture du Président, la situation en Libye et l’insécurité au Sahel, deux dossiers qui concernent directement l’Algérie à ses frontières comme des priorités diplomatiques.
Le Haut-conseil de sécurité a «examiné la situation dans la région notamment au niveau des frontières avec la Libye et le Mali», décidant d’une «batterie de mesures à prendre pour la protection de nos frontières et notre territoire national et la redynamisation du rôle de l’Algérie au plan international, particulièrement en ce qui concerne ces deux dossiers, et de manière générale dans le Sahel, la région saharienne et l’Afrique».
Violence par-ci et appels à une solution politique par-là
Le niveau d’inquiétude sur la situation en Libye a, en effet, gagné en intensité notamment à travers la frappe aérienne par les troupes de Haftar, ciblant l’Académie militaire de Tripoli, tuant 30 étudiants et blessant 33 autres. Suite à cette attaque, les forces du Gouvernement libyen d’union nationale (GNA) ont accusé les troupes de l’officier à la retraite Khalifa Haftar d’avoir mené cette frappe alors qu’un porte-parole des forces de Haftar, Ahmad al-Mismari, a nié « catégoriquement » que « l’une des unités
d’artillerie ou aériennes de l’ANL (Armée nationale libyenne) ait visé ce site».
Ce qui est cependant certain, c’est que cette escalade de la violence est annonciatrice de lendemains chaotiques en Libye.
Cette escalade a incité la Russie à demander une réunion à huis-clos du Conseil de sécurité de l’ONU sur la Libye, au moment où la Conférence internationale sur la Libye, qu’espère organiser l’Allemagne à Berlin avant la fin du mois, reste toujours d’actualité. Preuve en est, concernant l’Algérie, l’appel téléphonique qu’a reçu hier, le Président Tebboune de la chancelière allemande Angela Merkel où ils ont eu « un échange d’analyses sur la situation en Libye et les perspectives d’instauration de la paix dans ce pays frère ». Concernant la Tunisie, autre pays voisin de la Libye, c’est la même Merkel qui a évoqué aussi la conférence de Berlin avec le président tunisien Kaïs Saied.
Côté européen, c’est le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, qui a appelé, lundi, à une solution politique en Libye, avertissant d’une « escalade imminente de la violence autour de Tripoli ». Pour sa part, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, est sorti de sa réserve pour avertir que « tout soutien étranger aux parties en guerre en Libye ne fera
qu’aggraver le conflit et compliquer les efforts pour une solution pacifique ». D’autre part, la Grèce, l’Egypte et Chypre notamment ont multiplié de leur côté l’envoi de lettres à l’ONU pour dénoncer l’accord maritime conclu entre Ankara et Tripoli, qui étendrait le contrôle de la Turquie à une zone renfermant d’importants gisements d’hydrocarbures.