Avec «Tous les mots qu’on ne s’est pas dits» (2021, éd Grasset), Mabrouck Rachedi parcourt l’histoire d’une famille française, mais dont les origines sont de l’autre côté de la Méditerranée, en Algérie.

De notre correspondante Dominique Lorraine
Le père, Mohand Asraoui, est venu travailler en France et sa seule idée était de faire venir sa bien-aimée Fatima, épousée contre vents et marées avant son départ. Cinq ans plus tard, le 29 octobre 1962, ils embarquèrent sur le Sidi Mabrouk. Fatima, qui avait attendu avec angoisse qu’il vienne la chercher, aura vécu des jours tragiques quand la colonisation se durcira encore plus face à la résistance du FLN.
Et selon une règle aussi absurde qu’inique, l’administration coloniale française qui «éparpillait les habitants en fonction des initiales de leur nom. Les Afus, qui vivaient à cinquante kilomètres de là, sont allés à Achache…», Fatima sera expulsée avec ses parents, de son village, Chelhab, pour se retrouver à Beni Achache.
Mais Fatima a, en elle enfoui, un rêve, celui de voir la Tour Eiffel, révélée à sa miséreuse existence par une carte postale trouvée et qu’elle cache avec soin : «Elle saute, les yeux fermés, vers ce nouveau monde parce qu’elle a une confiance aveugle en son mari. Et parce que, dans son village de Kabylie, les mentalités et l’espace sont trop étriqués pour contenir tous ses désirs.»
Installés en Essonne, en région parisienne, des enfants vont naître, mais la vie ne sera pas un long fleuve tranquille. En dépit de cela et en toutes circonstances, ils resteront unis : «Mohand était un fin observateur des mœurs. Il était aussi un amoureux attentif, il pouvait tout reconstituer des faits et gestes de Fatima, de ses vêtements à ses expressions». Mohand connaîtra le sort de nombreux émigrés algériens venus louer leur force de travail en France et prématurément usés par les tâches pénibles qu’ils ont acceptées pour faire vivre leur famille : «Le Mohand d’avant se baladait dans les parcs, les rues, multipliait les pauses au café, au foyer des personnes âgées… On le surnommait «Monsieur le Maire», en raison de son extrême sociabilité». Mohand, présumé né un 1er janvier, meurt… un 1er janvier : «C’était le jour de naissance qu’on attribuait aux gens qu’on ne s’était pas donné la peine de signaler à la mairie». Plus tard, pouvant choisir une date de naissance, il la jouera aux fléchettes sur un calendrier et tombera sur le 1er janvier ! Fatima, en plein désarroi, relèvera juste «qu’en visant le 1er janvier, mon mari avait choisi la date de sa mort et non de sa naissance».
Fatima qui portera «autant le poids de l’âge que des vicissitudes» n’aura toujours pas vu la Tour Eiffel avec Mohand. Ses enfants décident donc de lui faire une surprise pour son anniversaire, ses soixante-dix ans, en octobre 2005, descendre la Seine en péniche, du quai de Bercy au pont Bir-Hakeim, et lui faire découvrir ainsi la Grande Dame de fer, réalisée en partie avec le fer algérien des mines du Zaccar et de Rouiba. «Le monument le plus célèbre du monde est comme notre famille, français avec des bouts d’Algérie dedans», remarque Malick, le petit dernier de la famille, dit “Petit Malick“. C’est lui le narrateur de l’histoire.
Dans la famille Asraoui, il y a donc Dihya, infirmière, l’âme dévouée qui ne se plaint jamais, Sofiane, qui se faisait appeler «Stéphane», marié à Catherine et devenu un nabab, l’aîné Kader, le roi de la restauration qui a nommé sa holding TroKadero, et Malick, enfin, qui n’ose avouer qu’il a quitté son job de trader pour devenir écrivain.
«Elle est belle quand même», s’exclame Fatima, devant la tour Eiffel, enfin vue en vrai. «La famille débattra des heures pour savoir si elle désignait la vie, notre famille ou la Tour Eiffel». Malick a une autre hypothèse que le lecteur découvrira, de même qu’on apprendra d’où lui vient ce surnom qu’il déteste.
Au fil de cette descente de la Seine, au gré des ponts, Malick va raconter tous les évènements qui ont émaillé l’histoire familiale, mêlant la petite et la grande histoire. Certains chapitres évoquent des faits historiques marquants et leur impact sur la famille : les émeutes en banlieue d’octobre 2005 et la mort de Ziad et Bouna, deux jeunes électrocutés dans un local électrique, le massacre des Algériens du 17 octobre 1961, organisé par le préfet de l’époque Maurice Papon… «Viens bien habillé, comme si tu allais à un mariage», lui avait dit son frère disparu ce jour-là…, le discours du général de Gaulle du 4 juin 1958 («Tiens, le discours du général de Gaulle à Alger, chevrotant «je vous ai compris» mais qui a-t-il compris ?» … l’élection de François Mitterrand en mai 1981… la montée du Front National.
D’autres passages évoquent les fiertés et les désillusions familiales : la solidarité ouvrière (l’amitié de Mohand pour le syndicaliste Gérard qui l’a sauvé des griffes de la police le 17 octobre, le mythe du retour au pays (un retour avorté en juin 1976), l’intégration («Il nous fallait être «meilleurs que les Français», c’est pourquoi il refusait de parler avec nous dans nos langues natales, le tamazight et l’arabe».)
Ultime étape de ce parcours, toujours dans ce bassin parisien, le cimetière de Grigny, en octobre 2015 : «Mes parents sont arrivés Algériens, ils ont eu une famille française. Cette identité s’est construite naturellement, sans papiers ni connaissance de la langue. S’ils avaient dû passer les tests d’accession à la nationalité, ils auraient à coup sûr échoué et pourtant leur choix les avaient définis.» Tout est dit.
Mabrouck Rachedi, qualifié souvent d’écrivain franco-algérien, disait récemment : «Tout me convient, Français, Franco-Algérien, Français d’origine algérienne… Je pense que l’identité est quelque chose qui se construit. J’assume tous les pans de mon identité.» L’auteur a réussi le pari, à travers l’histoire de la famille Asraoui, de nous brosser une fresque tout à la fois sociale et politique, tout en posant les questions d’identité et de mémoire. On est happé et touché par ce récit si tangible. «Tous les mots qu’on ne s’est pas dits», un récit aussi fluide que ce fleuve, la Seine, dont tous les ponts sont autant d’étapes de vies multiples.