L’expert en relation de travail énumère dans cet entretien les dangers de cette réforme sur les relations de travail et son impact sur la liberté de l’exercice syndical, le droit de grève, mais également sur les travailleurs. Nouredine Bouderba suggère aussi les démarches que devraient suivre les syndicats pour faire entendre davantage leur voix et interpelle également le gouvernement sur une « réforme contreproductive ».

Entretien réalisée par Sihem Bounabi
Reporters : Deux projets de lois sur l’exercice du droit syndical et la prévention des conflits et le droit de grève, sur le bureau de l’APN, font l’objet d’une levée de boucliers général des organisations syndicales, y compris, fait nouveau depuis des années, de l’UGTA. Quelle lecture faites-vous de ces deux projets de lois et comment expliquer ce rejet quasi-unanime ?
Nouredine Bouderba :
Les exposés des motifs de ces deux projets de loi, élaborés sans concertation avec les partenaires sociaux, affirment clairement et confirment qu’ils ont pour but de limiter l’exercice du droit syndical et du droit de grève afin de garantir « la liberté de travail », « la liberté d’entreprendre » et « un climat favorable à l’investissement ». Des formules très chères aux néolibéraux nationaux et étrangers et hostiles aux intérêts des travailleurs et des syndicats.

Il ne faut pas oublier que cette « réforme » projetée du droit d’organisation des travailleurs intervient à un moment où une batterie de mesures sont prises en faveur du privé national et étranger, dont, à titre non exhaustif, les lois sur l’investissement, sur la monnaie et le crédit et l’instauration de zones franches, le projet de suppression des subventions, la dévaluation du dinar…
Tout semble indiquer que ces mesures n’ont pour but que de museler les syndicats et la société et d’annihiler toute capacité de résistance chez les travailleurs afin de faire passer les réformes chères au FMI et à la Banque mondiale. Cela nous donne une idée sur ce qui attend les travailleurs, les démunis et même la classe moyenne, si ces projets passent, dans les domaines non seulement de l’exercice du droit syndical et son corolaire, le droit de grève, mais aussi in fine sur le « nouveau contrat social » qui attend les Algériens en matière de précarité économique et sociale et de précarité de l’emploi face aux appétits voraces des privés étrangers et nationaux. Les inégalités socioéconomiques et la pauvreté vont s’amplifier à un niveau jamais égalé en Algérie.
Cela rappelle curieusement la stratégie du gouvernement de Margaret Thatcher Royaume‐Uni du début des années 1980 qui pour faire passer la politique néolibérale anti travailleurs, la privatisation des services publics et la suppression de la régulation étatique face à un mouvement syndical puissant, fort de 12 millions d’adhérents, qu’il fallait affaiblir, avait commencé par abroger les lois sociales en vigueur en les remplaçant graduellement par des lois répressives et très restrictives de l’exercice du droit syndical et du droit de grève. A titre illustratif et non exhaustif, je citerai les réductions des montants des allocations sociales consenties aux familles de grévistes, l’interdiction des grèves politiques et des grèves de solidarité des travailleurs d’un secteur avec ceux d’un autre, l’obligation du vote à bulletin secret et de préavis contraignants, l’interdiction des piquets de grève, etc. Ces lois ont donné lieu à une répression anti syndicale sans précèdent et affaibli les syndicats qui ont perdu 5 millions d’adhérents en l’espace de moins de dix ans.
Mais l’Algérie de 2022 n’étant pas le Royaume Uni de 1980, ces projets ne sont en aucun cas justifiés. Protéger le pays contre toute ingérence politique étrangère et contre toute instrumentalisation est un objectif commun à tous les citoyens et patriotes jaloux de l’indépendance de leur pays. Mais cela ne doit en aucun cas constituer un prétexte pour remettre en cause les libertés syndicales et les libertés publiques sans lesquelles aucune relance viable et aucun développement durable du pays ne sont possibles.

Quelles sont concrètement les remises en cause du droit syndical en Algérie et qu’est-ce qui va changer par rapport à la loi 90 /14 ?
L’essentiel des acquis en matière du libre exercice du droit syndical contenus dans la loi 90‐14, amendée, ne seront plus que des souvenirs par la grâce de ce projet dont le contenu vise clairement à affaiblir davantage les syndicats et à entraver l’organisation des travailleurs et leur capacité à défendre leurs intérêts.
Pourtant la loi 90‐14 amendée, en vigueur, impose déjà de grandes limites au droit syndical consacré par la Constitution, faut-il le rappeler. A ces limites s’ajoute la pratique d’entraves par les pouvoirs publics à ce droit qui constituent un véritable frein à son libre exercice et à l’émancipation du mouvement syndical.
Les entraves au libre exercice du droit syndical contenues dans le projet sont très nombreuses et l’espace de cette interview ne peut les contenir. Je ne citerai à titre illustratif que certains d’entre elles.
Premièrement, la création d’une organisation syndicale ou d’une fédération syndicale de base ne sera permise que pour les travailleurs d’une seule profession ou appartenant au même secteur ou à la même branche d’activité et sera toujours soumise à la procédure d’enregistrement, alors que la convention internationale de l’OIT (CI n° 87) dispose que ce droit doit être accordé à tous les travailleurs sans distinction d’aucune sorte et sans autorisation préalable.

Deuxièmement, l’interdiction de création d’un syndicat peut être prononcée sur la base de considérations très subjectives ou d’interprétations très discutables telles « l’atteinte aux constantes nationales » ou « l’activité politique ». Ou se situera la frontière entre « activité politique » et « positionnement syndical sur la politique économique et sociale d’un gouvernement ou d’un groupe de l’opposition » ?
Troisièmement, la reconnaissance de la représentativité syndicale est importante à partir du moment où elle conditionne le droit d’une organisation syndicale à participer à la négociation collective, à la prévention des conflits et le droit du recours à la grève. Les critères de représentativité syndicale contenus dans la loi 90‐14 en vigueur vont connaitre un durcissement tel qu’il sera difficile à la majorité des syndicats actuels ou à venir de bénéficier de justifier leur représentativité.
Le premier critère prévu par le projet est l’existence légale d’un syndicat depuis au moins une année, alors que cette durée est fixée à six mois actuellement. Le deuxième critère est le taux d’adhésion qui sera fixé à 30 %, alors qu’il est de 20 % actuellement. Le hic est que le mode prévu par le projet pour la détermination du nombre total des travailleurs d’une entreprise, notamment les CDD, à considérer pour calculer le taux de représentativité d’un syndicat, pourrait priver un syndicat d’être considéré comme représentatif même dans le cas où son taux d’adhésion dépasse les 50 %. Le troisième critère enfin est celui du pourcentage des voix exprimées récoltées à l’occasion des élections professionnelles, dont le seuil minimal sera fixé à 30 %, alors que ce taux est fixé entre 6 et 10 % au niveau international et à 20 % dans la loi 90‐14 actuelle. Ces critères n’auront comme effets que l’interdiction totale des syndicats dans l’ensemble des entreprises privées locales, étrangères ou mixtes installées en Algérie et à leur restriction drastique dans la fonction publique.

Quatrièmement, sera banalisée en outre l’ingérence des pouvoirs publics dans le fonctionnement interne des organisations syndicales y compris lorsqu’il s’agit de l’élaboration de leurs statuts et règlements intérieurs et même pour la détermination de la durée des mandats de leurs instances et du contenu des programmes de formation de leurs membres, et ce, au mépris de la CI n° 87.
Les pouvoirs publics s’ingèrent même dans le mode de désignation par une organisation syndicale de ses délégués syndicaux au sein de l’organisme employeur. Cinquièmement, le cumul entre un mandat syndical avec un mandat de délégué du personnel ou avec l’occupation d’un poste professionnel d’encadrement de gestion sera interdit ; ce qui constitue une grave entrave au droit syndical et au droit de participation des travailleurs.
Sixièmement, il sera très facile à l’administration de faire suspendre pour deux ans, par voie de justice, ou même de dissoudre une organisation syndicale sous une multitude de prétextes introduits dans le projet de loi. Septièmement, les facilités syndicales, horaires et matérielles, à la charge de l’employeur consacrées par la loi 90‐14 amendée en vigueur ne seront plus garanties par les nouvelles dispositions et seront renvoyées à la négociation collective et à la réglementation. Huitièmement, le financement du fonctionnement des organisations syndicales, de la rémunération de leur personnel détaché, y compris pour suivre une formation, les frais de formation eux‐mêmes seront dorénavant à la charge de ces syndicats. Le hic est que toute activité économique, commerciale ou immobilière susceptible d’assurer à un syndicat un financement complémentaire sera interdite comme sera interdite la retenue à la source par les employeurs des cotisations syndicales des travailleurs en vue de les verser aux organisations syndicales concernées. Le but non déclaré de ces mesures est de pousser les Syndicats à augmenter les montants des cotisations syndicales et diminuer ainsi le nombre d’adhérents.

En quoi ces projets de loi sont un danger pour l’exercice du droit de grève ?
Premièrement, en plus des secteurs et professions de souveraineté ou stratégiques et sensibles définis clairement dans la loi 90‐02 en vigueur, la grève serra interdite dans des secteurs et pour des personnels et des fonctions dont la liste sera fixée par voie réglementaire.
De plus, outre les grèves organisées pour des motifs politiques, seront déclarées illicites les grèves inopinées, illimitées, discontinues ou de solidarité ; les grèves ayant des causes ou revendications non purement socio‐professionnelles. Ainsi, les travailleurs ne pourront plus faire grève pour protester contre une politique économique qui leur est hostile, contre la privatisation de leur outil de travail, etc. Seront également déclarées illicites les grèves déclenchées par une organisation syndicale, dont l’existence légale ou la représentativité ne sont pas établies ; les grèves n’ayant pas été approuvées par la majorité des travailleurs réunis en assemblée générale et les grèves n’ayant pas été précédées de préavis. Une condition que l’employeur ou l’inspecteur de travail peuvent rendre impossible à réaliser en refusant juste d’accuser réception du préavis déposé par un syndicat et également les grèves déclenchées avant l’épuisement des procédures de règlement légales. Le projet ajoute aux procédures de règlement légales actuelles une procédure de médiation obligatoire qui n’existe nulle part dans le monde, la médiation par définition doit découler de la volonté et de l’accord préalable des parties au conflit. Le plus grave est qu’en cas de non accord sur la désignation du médiateur (la liste des médiateurs agréés sera arrêtée par le gouvernement), la situation sera bloquée et le syndicat ne pourra pas user de son droit de grève, la procédure n’étant pas épuisée.
De plus, seront également déclarées illicites les grèves déclenchées après le recours à l’arbitrage. Il faut préciser que l’arbitrage pourra être imposé unilatéralement par les pouvoirs publics et que le nombre de représentants des travailleurs dans les commissions d’arbitrage nationale et de wilaya ne représentera plus que le tiers de leur nombre total contre 50 % actuellement.
Deuxièmement, le projet de loi impose l’observation d’un service minimum, dont le taux ne peut être inférieur à 30% du collectif concerné par la grève, et dispose que les secteurs d’activités et des postes de travail concernés seront fixés par voie réglementaire pour les institutions et administrations publiques et par les autorités publiques pour le secteur économique en cas d’absence d’accords collectifs sur la question. Troisièmement, le recours à la grève doit être approuvé par un vote à bulletin secret à la majorité absolue des travailleurs réunis en assemblée générale, constituée d’au moins des deux tiers (2/3) des travailleurs composant le collectif concerné contre 50 % dans la loi actuelle. Quatrièmement, les procédures de règlement obligatoires (conciliation, médiation et arbitrage), dont le non‐respect pourra conduire au licenciement les travailleurs, à l’emprisonnement les syndicaliste et la dissolution de l’organisation syndicale, sont multipliées sans raison et leurs durées minimales allongées à l’extrême dans le seul objectif de rendre ineffective toute décision de grève. A titre illustratif, la durée minimale cumulée totale de l’ensemble des procédures de règlement obligatoires, préalables au déclenchement d’une grève, prévues par le projet de loi sera de soixante‐douze (72) jours dans la Fonction publique et cent quatorze (114) jours dans le secteur économique contre 20 jours dans les deux secteurs actuellement.
Cinquièmement, des peines, sous forme de licenciement, amendes et emprisonnement, très sévères sont prévues contre tout travailleur qui violerait les dispositions du nouveau projet de loi, tandis que des peines de suspension ou de dissolution seraient prononcées contre les organisations syndicales incriminées.

Quel impact pourraient avoir les changements contenus dans les deux projets de loi sur le monde du travail et la société en général ?
Il est clair que la mise en œuvre du contenu de ces projets aura pour principal effet de museler les syndicats et la société et d’annihiler toute capacité de résistance chez les travailleurs. Ce faisant, les conditions d’un passage en force des reformes recommandées par le FMI seront réunis. On assistera à la mise en œuvre d’une dérèglementation progressive de la législation du travail protectrice du travail et des travailleurs, à un recul de la protection sociale, à un retrait progressif de l’Etat de la sphère économique et à un affaiblissement des services publics et des transferts sociaux et enfin à une suppression progressive des subventions pour les démunis, mais pas pour le capital.
L’impact sur la classe moyenne de ces changements sera douloureux. L’individualisation des relations de travail sera privilégiée et la capacité de résistance collective des travailleurs sera sensiblement affaibli comme sera affaibli le droit du travail protecteur des travailleurs. On assistera à un nivellement par le bas du droit syndical, ou le secteur public sera aligné progressivement sur le secteur privé qui lui ne reconnait pas ce droit depuis longtemps. Les investisseurs étrangers vont saisir l’aubaine pour exiger moins de protection et plus de « flexibilité ». La modification de la loi 90‐11 relative aux relations de travail sera leur prochain objectif. In fine la précarité, la pauvreté et les inégalités socioéconomiques vont augmenter au moment où les détenteurs du capital nationaux et étrangers vont s’enrichir davantage. Cela se fera au détriment de la cohésion sociale et du développement économique et sociale, réel.

De par votre expérience que devraient faire les syndicats pour que leurs oppositions à ces deux projets de lois puissent avoir un écho auprès de l’opinion publique et du gouvernement ?
Il faut que les syndicats prennent la mesure de l’enjeu qui ne peut se limiter à la perte de quelques facilités ou prérogatives syndicales. L’enjeu est très important et leur pose plusieurs défis. Le premier est la prise de conscience qu’ils ne peuvent faire face à ces défis en tant qu’appareils syndicaux et qu’il y a urgence d’impliquer les travailleurs dans le débat pour leur permettre de défendre ces droits existentiels. Le deuxième défi est la prise de conscience par l’ensemble des syndicats qui ont une présence sur le terrain qu’ils ne peuvent mener cette bataille en rangs dispersés, ceci est valable aussi pour l’UGTA, et qu’il y a nécessité absolue de construire une unité d’action qui ne veut pas dire unité organique. Ceci doit s’accompagner d’une vigilance accrue afin que leur revendication ne soit pas récupérée par les professionnels de la politique politicienne. Le troisième défi est de mener des actions en direction des forces vives de la nation et de la société civile (parlementaires, journalistes, artistes, intellectuels, associations, etc.) sur les dangers que font peser ces projets de loi sur la cohésion sociale ; d’où la nécessité de construire une large alliance sur la question.

Et que devrait faire le gouvernement ?
De mon point de vue le gouvernement fait fausse route avec ces deux projets de loi qui s’ils étaient mis en œuvre auront des conséquences qu’il ne mesure pas. Le motif avancé que ces projets de loi ont été conçus pour garantir « la liberté de travail », « la liberté d’entreprendre » et « un climat favorable à l’investissement » ne tient pas la route. Il n’y a pas lieu de faire du mimétisme. La liberté de travail durant les conflits n’a jamais été mise en cause en Algérie. Que ceux qui affirment le contraire le prouvent. Secundo, toutes les enquêtes menées en Algérie aussi bien par l’ONS (2011) que par la Banque mondiale (2004) ou le FMI (rapport 2007) ont mis en évidence que la législation sociale est le dernier facteur évoqué par les entreprises et les investisseurs pour mettre avant les difficultés qu’ils rencontrent. Celles-ci concernent plutôt et en priorité la corruption, le marché informel et la concurrence déloyale, la bureaucratie, l’accès au financement, au foncier et enfin la garantie transparente de leur capital. Aussi, le gouvernement doit comprendre que généraliser la flexibilité, en pensant pouvoir attirer les investissements directs étrangers (IDE), est contre‐productif et ne donnera aucun résultat car les IDE, s’ils sont les bienvenus, ne peuvent constituer, en eux‐mêmes, un modèle de développement. Le développement économique et social est déterminé, en plus de la visibilité économique, avant tout par la stabilité politique du pays, par la mobilisation des acteurs et des partenaires sociaux et par la cohésion sociale. Ceci pour dire que cette « réforme » du droit syndical et du droit de grève est injuste et injustifiée. Je pense que le gouvernement devrait annoncer le retrait de ces projets de loi (ou leur gel dans une première étape) et d’engager avec les partenaires sociaux un véritable dialogue social dont le but sera de promouvoir le droit syndical et la négociation collective et non pas de les restreindre.

Comment risque d’évoluer la situation s’il y a statu quo ?
Je ne peux prédire l’avenir, mais je pense que la balle est dans le camp du gouvernement, dont la priorité devrait être la relance du développement économique et social et la mobilisation de la société au lieu de vouloir lui imposer un contrat contreproductif que rien ne justifie.