« A l’ombre de ta colère, mon père, j’ai vécu et j’ai fui », ainsi pénètre-t-on dans « La Nuit des pères » un roman d’une limpidité lumineuse de Gaëlle Josse, qui entre en résonance avec sa propre histoire familiale.
De Dominique Lorraine
« Tu ne seras jamais aimée de personne.” Tu m’as dit ça, un jour, mon père. “Tu vas rater ta vie.” Tu m’as dit ça, aussi. ». Isabelle a fui la maison de ses parents dès qu’elle l’a pu, ne supportant plus les colères de son père et son indifférence, bien qu’elle fasse tout pour se faire aimer. Son cri aussi : « J’en avais assez pourtant avec le cri, la nuit, tu sais maman, toutes les nuits, le cri. »
Ce père, guide de haute montagne dans les Alpes françaises, qui épuise son corps en gravissant des sommets, préférait les longues promenades en solitaire, à la vie familiale. Isabelle qui haïssait ces montagnes qui l’oppressaient, a choisi en revanche de devenir documentariste du monde sous-marin : «C’était ça ou mourir étouffée, enterrée vivante sous tes emportements, cernée de montagne, loin du monde que je désirais tant découvrir.»
Mais voilà qu’Isabelle doit revenir dans la maison de son enfance. Son frère Olivier, le fidèle, l’a appelé à l’aide car le père est malade, fragilisé déjà depuis la mort de sa femme, une mère « paratonnerre » qui avait tout fait pour protéger ses enfants : « Maman, maman, aux lèvres pâles et aux robres fleuris, tu te souviens ? ».
Isabelle apprendra donc avec stupéfaction que son père, quatre-vingts ans, est atteint de la maladie d’Alzheimer et que sa mémoire s’effiloche de jour en jour.
Les premiers chapitres racontent de façon poignante le retour d’Isabelle et les souvenirs de ses années de souffrance, avec parfois sa voix (off) qui s’adresse au père ou au frère.
Au fil des jours, la famille semble se ressouder. Jusqu’à cette soirée, où, alors qu’ils devisaient dehors à la fraîcheur d’un d’été finissant, le père lâche cette phrase énigmatique : « La seule fois où j’ai eu froid la nuit, c’était là-bas ».
« Tu as parlé, mon père. Tu as enfin parlé. ». Et ce taiseux de père de se mettre à raconter… Comment, alors jeune étudiant, il embarqua à Marseille, un 9 mars 1960 sur le « Sidi Ferruch » avec d’autres appelés du contingent pour une mission de « pacification » en Algérie.
« La pacification, c’étaient un mot pour les politiques, pour ne pas effrayer les citoyens, les électeurs, les parents à qui ont voulaient faire croire que les voyages forment la jeunesse. Continuer à leur faire croire que ce beau pays était et resterait la France pour l’éternité comme la Provence ou la Normandie. Mais c’était la guerre… ».
Mais très vite, il comprendra qu’ils ont été dupés, voire instrumentalisés, pour certains.
Deux actes barbares, commis par des appelés de sa patrouille, vont le marquer à jamais et ronger, comme de la rouille, sa conscience.
« J’étais un fantôme en rentrant ici après vingt-huit mois de vie volée. Plus de deux ans. On parlait encore des “évènements’’ » pour dire l’horreur des deux côtés, pour dire un peuple que rien ne peut arrêter lorsqu’il a décidé de reprendre sa liberté. ».
C’était donc cela le cri. Et puis c’était comme si ce qui s’était passé en Algérie et son impuissance à s’y opposer, expliquait son irascibilité envers Isabelle, sa fille.
Ainsi “la sale guerre“ avait détruit cet homme vulnérable qui a retourné sa colère contre sa famille. Et avant qu’il ne perde complètement la mémoire et dans un ultime acte d’amour, il aura offert à ses enfants, la probable opportunité de le comprendre enfin, afin, pourquoi pas, de leur permettre de commencer à vivre une vie plus sereine voire de se reconstruire, Isabelle ayant perdu, pour sa part, son compagnon dans un accident de plongée.
Et c’est Olivier, qui tente de surmonter le départ de sa femme « qui comprend et qui partage ce vertige du vol des aigles » qui conclut le roman : « Je suis le fils, celui qui n’est jamais parti. Celui qui est resté vivre à l’ombre des montagnes. Celui qui parle maintenant, au seuil franchi d’un an nouveau ».
Enchâssant passé et présent en un lent mouvement de balancier, « La Nuit des pères » de Gaëlle Josse est un roman incandescent, qui, en quatre jours, rappelle, à la manière de Shakespeare que « les blessures que l’homme se fait à lui-même guérissent difficilement. ».
« La Nuit des pères » de Gaëlle Josse, 2023, éd. Notabilia