La militante des droits des femmes et directrice du Centre d’information pour les droits des enfants et des femmes (Cidef) Nadia Aït-Zaï lance un appel urgent aux pouvoirs public pour renforcer les mécanismes de lutte, notamment en relançant le plan national de lutte contre la violence à l’égard des femmes. L’avocate insiste également sur la nécessité d’une assistance juridique gratuite, la mise en place d’ordonnances d’éloignement de l’homme violent et des données nationales unifiées afin de refléter les chiffres réels de ce phénomène afin de mettre en place d’une politique publique efficace. Selon une enquête, elles seraient plus de 900 000 femmes à être violentées.

Entretien réalisé Par Sihem Bounabi
Reporters : Tout d’abord pensez-vous que l’information sur les violences faites aux femmes avance sachant que nous sommes dans un pays où les tabous restent forts ?
Nadia Aït-Zaï : Je pense que ce n’est plus un sujet tabou, puisque maintenant on parle de plus en plus de la violence faite aux femmes, même les féminicides sont comptabilisés et repris dans les journaux et les réseaux sociaux. De ce fait, on peut dire que la violence faite aux femmes est passée de la sphère privée à la sphère publique et ce n’est donc plus un tabou. Les véritables questions qui se posent, aujourd’hui, sont de savoir comment cette sphère publique peut prendre en charge cette violence ? Quels sont les mécanismes qu’il faudrait mettre en place pour lutter contre cette violence, mais également pour prendre en charge les femmes qui en sont victimes?

Justement comment lutter contre cette violence et mieux protéger les femmes ?
Je tiens à souligner que l’on ne part pas de zéro, puisqu’une stratégie de lutte contre les violences à l’égard des femmes a été adoptée en 2008 et devait prendre fin en 2014, si elle avait été exécutée entièrement. Malgré cela, elle est toujours d’actualité, puisqu’il y a des propositions qui n’ont pas été encore appliquées, et toujours valables aujourd’hui, qu’il faut mettre en place pour protéger les femmes victimes de violences.
Tout d’abord, il est important d’avoir une base de données unifiée afin de mesurer la réalité de cette violence et réfléchir à mettre en place une politique publique plus efficace, comme ceux des services de sécurité comme la gendarmerie et la police.
Il est aussi important que les médecins légistes donnent leurs chiffres, puisque dans beaucoup de cas les femmes victimes de violence sont reçues par le médecin légiste mais ne poursuivent pas la procédure en allant déposer plainte au niveau des services de sécurité et ne sont donc pas comptabilisées par la police ou la gendarmerie.
La police nous donne le chiffre de 4 617 cas de violence contre les femmes durant les neuf premier mois de cette année 2022. Mais ces chiffres ne reflètent pas la réalité, puisque, selon une enquête que nous avons menée, près de 6% de femmes nous disent avoir été violentées de janvier dernier jusqu’au mois de novembre. Ce qui veut dire qu’il y a au moins 900 000 femmes victimes de violence sous toutes ses formes et cela ne se reflète nullement donc les chiffres de la police. Il y a eu enquête à la prévalence, en 2008, faite par le ministère délégué à la Condition féminine qui a conclu qu’une femme sur dix a été victime de violences. Ce qui démontre que l’on est toujours dans les mêmes chiffres qui correspondent à notre enquête. De ce fait, il y a urgence à unifier les données et de faire une enquête de prévalence pour une profonde réflexion sur le phénomène de la violence.

En plus de la base de données unifiée mesurant l’ampleur de la violence à l’égard des femmes en Algérie, quelles seraient les autres mesures qui devraient être mises en place pour une meilleure protection des femmes victimes de violences ?
Parmi les mesures les plus importantes, je tiens encore une fois à répéter qu’il y a urgence de mettre en place un guichet unique multisectoriel pour les femmes victimes de violence. Cela impliquerait que lorsque la femme va chez le médecin légiste, elle va déposer plainte et entamer une procédure judicaire, au lieu d’être livrée à elle-même.
Ce guichet unique permettrait de regrouper toutes les démarches que doit mener la femme victime de violence dans un seul endroit dédié à assurer le suivi de cette agression. Cela permettrait d’abord de réduire la durée de toute la procédure judiciaire à l’encontre de l’auteur de cette violence à une ou deux semaines au lieu d’un à deux mois, comme c’est le cas actuellement. Ensuite, la femme ne serait pas dissuadée de déposer plainte. Il faut aussi que l’Etat s’implique dans cette protection des femmes contre la violence en mettant en place de réels mécanismes. Il s’agit notamment de l’ordonnance d’éloignement de l’homme violent, que ce soit le mari, l’ex-mari ou tout autre homme qui menace la femme. Il faudrait aussi que l’assistance judiciaire gratuite soit octroyée de droit. Certes cette assistance gratuite existe, mais il y a des délais très longs pour que la femme puisse réellement en bénéficier. Alors que si cette assistance gratuite est octroyée de droit, la femme dispose dans des délais très brefs d’une assistance pour mener à bien la procédure judiciaire. Il est aussi important que le secteur public travaille avec le mouvement associatif, malheureusement, cela fait trois ans que cela ne se fait pas.

Où en est-on par rapport aux engagements internationaux de l’Algérie quant à la lutte contre la violence faite aux femmes ?
L’Algérie a mis en place un arsenal juridique qui criminalise la violence faite aux femmes. Ceci à travers le code pénal de 2015 qui a criminalisé la violence conjugale et économique, le harcèlement de rue et aggravé la sanction du harcèlement sexuel.
Par contre, il faut signaler la clause du pardon qui fait tomber l’action publique. La clause de pardon est exercée pour la réparation mais pas pour la sanction de l’auteur de violence.
Je rappelle que le mouvement associatif lutte contre cette violence faite contre les femmes depuis des décennies. Grâce à cette mobilisation il y a eu plusieurs acquis dont la déclaration de dire que la violence à l’égard des femmes est une affaire de santé publique. Puis il y a eu la stratégie nationale de lutte contre les violences à l’encontre des femmes, ensuite il y a eu la criminalisation de ce type de violence et enfin l’article 40 de la Constitution qui engage l’Etat à protéger les femmes contre les violences dans les trois sphères, publique, privée et professionnelle. Mais cela n’est pas suffisant, il faut continuer le processus de protection. Il est aussi urgent que les pouvoirs publics sortent de leur surdité et soient à l’écoute des demandes des associations pour travailler ensemble afin de réellement contribuer efficacement à la réussite de la poursuite de ce processus de protection des femmes contre la violence.