Dans cet entretien, l’économiste souligne que la croissance de l’économie nationale reste modeste par rapport aux attentes et que les politiques publiques menées depuis des années ont conduit à une forte inflation, aggravée, aujourd’hui, par les effets de la crise sanitaire. Il appelle à un véritable dialogue social et à la concertation pour régler, en particulier, les problématiques des salaires, de la réduction des subventions, de l’organisation du marché intérieur et de la relance de l’économie nationale, sinon l’Algérie assisterait à une déstructuration des tissus sociaux.

Entretien réalisé par Khaled Remouche
Reporters : Comment analysez-vous les performances de l’économie nationale au plan macro-économique en 2021 ?
Mustapha Mekidèche : D’abord, il convient de nommer et de spécifier ces performances : retour à l’équilibre, et même à l’excédent de la balance commerciale, desserrement fort de la pression sur la balance des paiements, taux de croissance en hausse.
Ces performances sont dues à deux types de facteurs. Le premier facteur résulte de l’effet mécanique conjoncturel des prix des hydrocarbures, qui nous a permis de revenir aux 33 milliards de dollars annuels de revenus d’avant la crise sanitaire (21 milliards de dollars en 2020). Mais c’est le deuxième facteur qui est le plus intéressant à relever et à analyser pour le consolider, celui du montant historique de 4,5 milliards de dollars d’exportations hors hydrocarbures atteint en 2021 (plafond de 2 milliards de dollars durant les deux décennies précédentes), alors même que le niveau des importations de l’Algérie a diminué.

Quelles sont les contraintes qui pèsent toujours sur une reprise forte de la croissance de l’économie nationale en 2022 ?
Avant de répondre à votre question, j’observe que vous faites bien de mettre l’accent sur la nécessité d’une reprise forte car, malgré les performances enregistrées en 2021, notre économie est toujours encastrée structurellement dans la nasse d’une croissance molle depuis au moins deux décennies. Toute la question est de savoir si l’année 2021 sera le point d’inflexion d’un nouveau trend durable de croissance plus élevé et plus robuste dans une plage entre 5% à 10%. Pour ce faire, il conviendra d’allumer d’autres moteurs de la croissance plus puissants dans les secteurs industriel et minier, mais aussi dans ceux de l’agriculture et des services, y compris le numérique. Cela ne peut venir que par d’importants flux d’investissements nationaux et étrangers portés par des stratégies formalisées dans un climat d’affaires apaisé et attractif. Pour revenir à votre question sur les contraintes qui pèsent sur les équilibres économiques et sociaux, on peut relever celles indiquées par la Banque d’Algérie dans son rapport de conjoncture du 1er semestre 2021 et qui me semble persister encore. Ainsi la BA indique dans ce rapport que «la masse monétaire a enregistré au cours de la même période une forte hausse par rapport à fin 2020, en contexte de faible hausse des crédits à l’économie nets des créances rachetées par le Trésor public, de baisse continue des avoirs extérieurs nets et de la tendance à la hausse des crédits à l’Etat (net) en contexte d’amélioration de la liquidité du Trésor». Emission monétaire conjuguée à la chute des recettes des hydrocarbures et associée à la hausse des dépenses budgétaires est un contexte favorable au retour à l’inflation. Résultat des courses, le déficit global du Trésor a enregistré un creusement sensible par rapport à la même période de 2020. L’autre contrainte est le climat médiocre persistant des investissements. Vous avez pu suivre avec moi le grand nombre de projets réalisés dans la plupart des territoires et qui n’ont pu être mis en service pour des raisons bureaucratiques et administratives. Cela a non seulement un surcoût mais surtout un effet d’éviction sur les initiatives d’investissements nationales et internationales. N’eut été l’intervention musclée du Président de la République en Conseil des ministres, ces projets achevés seraient encore à l’arrêt et finalement abandonnés au bout du compte. Du point de vue des IDE, la situation non plus ne s’est pas encore améliorée puisque la dernière note de conjoncture de la BA relève que «le flux net d’investissements directs a atteint 403 millions de dollars au cours du premier semestre 2021 contre 504 millions de dollars à la même période de l’année écoulée».

L’Algérie a connu en 2021 une forte inflation. Faut-il l’imputer principalement à la hausse des prix des produits de base sur les marchés internationaux due aux effets de la crise sanitaire Covid-19 ?
Il y a certes la raison de l’inflation importée que vous signalez relative à la hausse des prix des produits de base mais aussi celle des services notamment le transport maritime et aérien. Mais cela a été aggravé par des facteurs endogènes dont ceux indiqués en réponse à votre question précédente et les dépréciations successives du dinar pour soutenir nos équilibres extérieurs. Ajouté à cela, la spéculation interne qui a profité de cet effet d’aubaine pour justifier et amplifier un captage supplémentaire de profits indus, aggravant aussi l’effet d’inflation. Cela n’a cependant pas empêché de booster nos exportations hors hydrocarbures en 2021. Pour conclure sur ce point, on peut oser une comparaison avec la situation économique et sociale tendue de l’économie turque actuelle -dévaluation à deux chiffres de leur monnaie, inflation à deux chiffres- mais dont les exportations se portent bien. Il reste que la situation me semble mieux maîtrisée chez nous car notre réglementation des changes n’autorise pas encore le mouvement libre des capitaux, souhaité par certains milieux.

Le gouvernement compte appliquer la politique de subventions de manière progressive. Les conditions politiques, sociales et économiques favorables sont-elles réunies pour mettre en œuvre, en 2022, la réduction du soutien de l’Etat aux prix des produits de première nécessité ?
Effectivement, l’article 188 de la loi de finances 2022 précise bien : «il est mis en place un dispositif national de compensation monétaire au profit des ménages qui y sont éligibles, constitué, notamment, de représentants des départements ministériels concernés, de parlementaires des deux chambres et d’experts économiques concernés ainsi que de représentants d’organisations professionnelles». De ce fait, elle a acté le principe de la révision de la politique des subventions. Mais l’efficacité de cette révision réside dans les conditions de sa mise en œuvre, la progressivité, vous l’avez souligné, mais aussi dans la pertinence du ciblage des groupes sociaux ouvrant droit au soutien direct de leur pouvoir d’achat. De ce point de vue, la crainte que l’on peut avoir est que le pouvoir d’achat des couches moyennes subisse une érosion non compensée, ce qui peut entraîner de graves distorsions des tissus sociaux. Aussi l’approche exclusivement technocratique ou administrative n’est pas suffisante. Elle devra en effet être élargie par l’écoute et l’implication des partenaires sociaux. Ce qui met en avant la nécessité d’un large dialogue social inclusif en matière salariale comme élément de solution complémentaire devant contribuer au succès de cette réforme structurelle essentielle mais complexe.

Que préconisez-vous pour infléchir la tendance actuelle, à savoir une nette détérioration du pouvoir d’achat de la majorité des citoyens ?
J’ai donné les premiers éléments dans ma réponse à votre question précédente liée précisément au risque de détérioration du pouvoir d’achat des salariés et des ménages lors du processus de mise en œuvre de la révision du système de subventions.
Ceci dit, je vois deux types de préconisations, la première, concernant les politiques et les négociations salariales, la seconde liée aux conditions de libéralisation des produits et services subventionnés et à l’organisation des marchés pour protéger les consommateurs, notamment le pouvoir d’achat des ménages. Pour la première, j’insiste de nouveau sur, d’une part, la progressivité de la libéralisation des prix des biens et services subventionnés et, d’autre part, sur la nécessité de placer des seuils appropriés qui éviteront à ce qu’une partie des couches moyennes subisse une perte importante du pouvoir d’achat. Pour la seconde, j’observe que les pouvoirs publics ont anticipé la prise en charge de ce dossier par une série de mesures en tant qu’employeur (révision du point indiciaire de la Fonction publique, filets sociaux en direction des primo demandeurs d’emploi) et en tant qu’Etat régalien par une baisse de la pression fiscale sur les revenus salariaux.
Il reste à examiner dans des formats de négociations tripartite ou bipartite la question des revenus salariaux des différentes catégories des secteurs socio professionnels marchands public et privé.
Il y aura enfin à trouver aussi des approches pour le traitement complexe et inédit des salaires et revenus informels. Vaste chantier complexe mais qui ne peut être correctement mené que dans le cadre d’un dialogue apaisé et solidaire car il s’agit d’un élément fondamental dans la construction d’un front interne solide et résilient.