Artiste-peintre, exposant actuellement une trentaine de toiles à la villa Dar Abdellatif, Mohammed Bakli, connu sous le pseudonyme de « Klimo », a également présenté, jeudi dernier en marge du vernissage de l’exposition, son tout premier roman intitulé «Le Dernier Bastion», publié aux éditions Darelnomane. Un ouvrage qui attire l’attention à plus d’un titre, prenant notamment pour toile de fond la région de Ghardaïa et, plus précisément, les tragiques événements qui l’ont endeuillée en 2014. Mohamed Bakli aborde, dans cet entretien, l’écriture de son roman, sa carrière artistique, son expérience dans l’enseignement des arts, mais aussi son évolution, en cinquante ans de carrière, du classique à l’impressionnisme puis, au semi-figuratif ou semi-abstrait pour, enfin, se consacrer à l’abstraction pure.
Reporters : Pouvez-vous revenir sur votre parcours et sur ce qui vous a poussé vers les arts ?
Mohamed Bakli : Ma passion pour les arts remonte à mon enfance. En tout cas, bien avant ma formation académique. Comme vous le savez, je suis natif du M’Zab, de Tafilelt plus exactement. C’est une région qui attirait énormément de touristes, une région aux extraordinaires paysages et qui a conservé ses traditions et son architecture. Il y avait, à cette époque, parmi les visiteurs étrangers, des artistes – amateurs sûrement – qui s’installaient en extérieur et réalisaient des peintures, et moi je les voyais faire. Depuis mon jeune âge, j’ai donc eu le regard posé sur les aquarelles et sur les effets que l’on peut communiquer au travers de la peinture. Par ailleurs, il y avait également une oasis où j’accompagnais mon père. Lui, s’occupait des palmiers, et moi je m’amusais à réaliser des graffitis sur de la terre… Je crois que dès cette époque, j’étais pris dans ce qu’on appellera plus tard les arts visuels.
Peut-on dire que c’est grâce à ce contact avec ces artistes que vous avez réalisé vos premières œuvres ?
Oui, c’était les premiers contacts. Et pour nous, enfants de la région, c’était une curiosité, alors que nous n’avions même pas les outils pour réaliser des peintures. Mais j’ai été marqué par l’apparition des effets sur un carré blanc, cela était fascinant et poussait à la curiosité. Et je dois aussi dire que notre professeur à l’école communale nous poussait dans cette voie. Il accrochait nos dessins, il nous encourageait en mettant en avant les meilleurs travaux. C’était une époque différente.
Cette passion, vous l’avez développée de manière académique ici, en Algérie, puis, à l’étranger, et vous l’avez par la suite enseignée…
Ma formation académique s’est faite une première fois à l’Ecole des Beaux-Arts de Constantine où je suis resté deux ans, puis j’ai résidé à la Casbah d’Alger et j’ai rejoint l’Ecole des Beaux-Arts de la capitale. Ensuite, j’ai été à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles, en Belgique. Cela m’a permis de nouer des contacts avec des artistes et nous avons eu énormément d’échanges. Cela ouvre l’esprit sur d’autres façons de voir les choses. C’est comme cela que nous avons travaillé sur la scénographie, les installations urbaines… C’est cela aussi qui a fait de moi un artiste «polyvalent», je dirais. Quant à mon passage en tant qu’enseignant d’arts plastiques, il a commencé en 1985/1986, dans des lycées, mais aussi à l’Ecole des Beaux-Arts de Mostaganem, au département d’arts plastiques. Mais, maintenant, je suis à la retraite.
Quels souvenirs gardez-vous quand vous étiez enseignant d’arts plastiques et que dire, aujourd’hui, sur cette expérience ?
Pour ma part, en tant qu’enseignant et professeur, je dois dire que l’on essayait de faire le maximum pour nos élèves et étudiants, mais sans toutefois sortir du cadre de ce que la tutelle considérait comme une sorte d’animation culturelle. En fait, je crois qu’elle n’arrivait pas à concevoir l’enseignement des arts autrement. C’est-à-dire que nous n’avions pas les conditions qui permettaient d’enseigner les arts plastiques. On se retrouvait rapidement à faire un peu de tout. Et c’était à nous, en tant que professeurs, de «faire avec», tout en essayant de déborder des limites pour approfondir les programmes. Et, contrairement à ce que l’on pourrait penser, le problème n’a jamais été au niveau des moyens matériels. Bien sûr, cela est indispensable, mais la question des mentalités est autrement plus importante. Un exemple simple et parlant : presque chaque année, les programmes des autres matières étaient communiqués, et ce n’était qu’après, en fonction des vides, que l’on plaçait l’enseignement des arts, en fonction des heures restantes… Le véritable problème était donc que les responsables, et pas seulement au niveau des établissements, toute la hiérarchie jusqu’au ministère, ne concevaient pas la chose comme une matière importante dans le cursus scolaire.
En vous écoutant, nous avons l’impression que la diffusion de la culture faisait peur aux décideurs. Est-ce que l’on peut dire que c’est peut-être encore le cas ?
Oui certainement… quand une personne est instruite, avertie, possède des sens aiguisés, elle devient difficile à tromper et aura du mal à accepter l’inacceptable. Et le système a toujours essayé de garder le peuple dans une sorte de cocon, afin qu’il ne voit pas les choses telles qu’elles sont, mais comme on lui dit qu’elles sont.
Pour revenir à l’exposition d’aujourd’hui, vous présentez une trentaine de toiles et vous dévoilez, également, un roman, «Le Dernier Bastion », qui prend pour toile de fond les événements tragiques qui ont endeuillé Ghardaïa. Sans trop en dévoiler, pouvez-vous nous parler de la thématique centrale de votre roman ?
En fait, les événements de Ghardaïa sont le prétexte et le déclencheur de tout le roman. J’ai personnellement vécu cette étape, cette dérive, où tout un peuple s’est retrouvé dans la tourmente.
J’avais à cette époque (en 2014) écris un premier recueil de poèmes, une sorte de cri. Mais, aujourd’hui, le roman que je présente a peut-être plus de recul sur les causes, les étapes qui nous ont menées à ce drame, et c’est aussi l’occasion de revenir sur notre Histoire, sur la géopolitique. La trame du roman met en avant deux personnages, le premier est un commandant de la Gendarmerie nationale, que j’ai nommé Bakir, originaire de Ghardaïa mais en poste à Alger. Quand il apprend que des « cagoulés » occupent sa maison, il prend son véhicule et rentre d’urgence à Ghardaïa. C’est durant le voyage qu’il nous raconte la dégradation de la situation. Quant au second personnage, c’est un sage, le « hakim » du village, il essaie pour sa part de calmer les esprits, faire comprendre que la vengeance ne mène à rien… Bien sûr, il y a d’autres personnages qui symbolisent chacun à sa façon une partie de la société.
Actuellement, plusieurs années après les faits, il reste encore difficile de comprendre les causes de ce drame. Pouvez-vous faire part de votre vision ou de votre lecture des événements ?
Même pour les personnes issues ou habitant la région de Ghardaïa, il reste difficile de comprendre ces tragiques événements. Ce qui est sûr, c’est que les deux communautés ont toujours vécu en symbiose, en complémentarité et, tout d’un coup, ce fut le drame. Personne n’a réellement compris ce qui se passait. Aujourd’hui, il reste impossible d’être affirmatif, mais je dirais que des forces «obscurantistes» se sont infiltrées, ont peut-être agi de manière préméditée ou, au contraire, ont été plongées dans une situation qui les a dépassées. Tout cela reste un point d’interrogation.
L’ouvrage pose donc la question sur les éléments déclencheurs de cette tragédie ?
Oui, la rédaction du roman a aussi été pour moi un moyen de poser des questions, d’encourager à continuer les recherches sur ce qui s’est passé, mais surtout à sortir du marasme que cela a engendré. Par exemple, le sage, le «hakim» du roman, joue ce rôle essentiel en essayant d’orienter la société vers la paix, vers cette «silmiya » que l’on scande, aujourd’hui, haut et fort.
En fait, j’irais plus loin en disant que des personnes comme ce sage ont fait en sorte que la « dérive », que constituent ces événements de Ghardaïa, ne se propage pas à d’autres wilayas et d’autres régions du pays.
C’est cette éducation citoyenne que l’on trouve à Ghardaïa, et qui relève de la mémoire de l’histoire, qui a peut-être sauvé le pays d’une crise plus grande encore. Et c’est aussi pour cela que je parle de « bastion », cette culture ancestrale qui fait de nous que l’on soit un «bastion».
Pour conclure, un dernier mot sur cette exposition, à la villa Dar Abdellatif que vous décrivez comme «spirituelle» ?
Pour ce qui est de la peinture, et cela est visible au fil de l’exposition, j’ai essayé tout au long de ma carrière de maîtriser en premier le côté technique avec des interprétations objectives, mais, de là, j’ai compris que je ne devais pas rester à ce stade.
Il s’agit d’évoluer, en levant la tête et de regarder les choses plus globalement, d’aiguiser la sensibilité de chacun et regarder au fond de nous-mêmes.
Pour conclure, je dirais que, certes, nous avons des attaches à la biologie mais nous avons également des attaches avec les cieux. C’est ce que j’essaye de faire, tout en gardant les pieds sur terre.