L’entretien qui suit intervient une année après l’Alger Ceramica Expo, un salon organisé à la fin du mois de juillet 2021 et ouvert sur les différentes activités de la filière algérienne de la céramique. Cet évènement que nous avons couvert à l’époque faisait dire aux industriels du secteur qu’ils étaient en situation de « redressement » du niveau de leurs activités qui avaient été touchées par la crise sanitaire liée au Covid et la récession du marché national de l’immobilier. Plus de douze mois après, le constat est significativement différent en raison du contentieux algéro-espagnol en cours depuis mars 2022 : un développement qui a impacté les céramistes algériens dépendant du marché ibérique et de ses matières premières. Une nouvelle donne pour un secteur qui, malgré les difficultés, cherche à se déployer dans des voies nouvelles et pour des horizons tels que l’Afrique. Entretien.
Entretien réalisé par Nordine Azzouz
Reporters : La relation politique et économique entre l’Algérie et l’Espagne est au plus bas depuis que Madrid a décidé de soutenir le plan marocain sur le Sahara occidental. Qu’en pensent les opérateurs de la céramique algérienne qui ont des liens d’affaires avec leurs homologues espagnols ?

Mohamed Moncef Bouderba : C’est un choix souverain du gouvernement algérien. Nous en saisissons les enjeux et nous le respectons. Mais, le constat est que si nous ne parvenons pas à trouver une solution, cela nous posera davantage de difficultés en termes d’approvisionnement en matières premières et en intrants. Il y a, pour les céramistes algériens, un risque de perte de contrôle des coûts d’importation et de production. Il y a un risque de rupture dans le fonctionnement même de l’industrie algérienne de la céramique telle qu’elle est organisée et structurée actuellement.
Les échanges commerciaux avec l’Espagne ont fait l’objet de deux notes réglementaires de l’Association des Banques et établissements financiers (Abef), l’une pour annoncer leur suspension, l’autre pour signaler leur reprise avant que son contenu ne soit contredit par une source autorisée citée par l’APS.
La réglementation de suspension des échanges avec l’Espagne que vous évoquez est en vigueur depuis trois mois. C’est ce que nous retenons avant tout. Parce que nombre d’entre eux sont sur le point d’être en rupture de stock de matières premières, les opérateurs se posent des questions sur la manière dont cette réglementation va évaluer et sur la conduite à tenir : attendre de nouveaux développements, commencer à réfléchir à trouver d’autres canaux d’approvisionnement, ce qui demandera une période de « testing » qui n’est pas facile, ou, carrément, se déporter vers d’autres activités connexes, ce qui, pour beaucoup d’entre nous, ne sera pas évident non plus.
Quid de la contradiction des deux notes de l’Abef ?
La polémique sur l’Abef n’est pas nouvelle. Elle est symptomatique du débat sur l’organisation des acteurs du commerce extérieur dans notre pays. Il faut la considérer en tant que telle et la faire suivre sereinement de clarifications selon les recommandations et les revendications des acteurs du champ économique et commercial national. Certains de ses acteurs se sont exprimés dessus, il y a lieu, nous semble-t-il, de prendre en considération ce qu’ils disent et d’aller plus loin dans les discussions. La synthèse permettra sans doute de dégager avec l’Etat et le gouvernement des réponses à la façon de faire agir cette association au mieux des intérêts des opérateurs.
Mais, à vos yeux, que valent les communiqués de l’Abef, notamment sur le commerce extérieur avec l’Espagne ?
A nos yeux, l’Abef est avant tout une association constituée de banques, d’établissements financiers algériens et étrangers de droit algérien. Ces banques et établissements sont immatriculés en Algérie, ils payent leurs impôts en Algérie, ils agissent sous la législation algérienne et ont, au passage, outre leur programme d’action et de formation, une tradition d’intervenir et de communiquer en tant que groupe associatif sur les questions de commerce extérieur et autres sans que cela ait généré des problèmes. Ce n’est donc pas un ovni mais un collectif dédié dont le président est le PDG de la Banque extérieure d’Algérie, un acteur prépondérant dans notre commerce extérieur.
En résumé, donc, vous n’êtes pas enthousiasmés par la suspension des échanges commerciaux avec l’Espagne ?
J’ai répondu à cette question en vous disant que nous respectons le choix de nos autorités et de notre gouvernement. J’ajouterai que s’il y a un travail d’évaluation à faire de la coopération économique et commerciale avec l’Espagne – et je pense qu’il est en cours à tous les niveaux -, il faut le faire sereinement et en fonction des situations qui se présentent. Le monde entier bouge, rien n’interdit d’opérer en fonction des lignes nouvelles qui apparaissent, des blocs économiques et géoéconomiques qui surgissent et des intérêts nouveaux que ce mouvement charrie. Le chef de l’Etat l’a évoqué récemment en parlant de l’éligibilité de l’Algérie à rejoindre dans un futur proche les pays des BRICS. Nous sommes avant tout partisans des intérêts économiques et commerciaux de notre pays. Dans le cas du contentieux avec l’Espagne, il n’y a pas que la filière de la céramique qui est impactée. L’agriculture, les semences, les produits chimiques dédiés, c’est 100 millions d’euros d’échange dans les deux sens… Tout doit être fait et opéré en fonction de ces intérêts. Pour cela, il y a une très grande place pour la diplomatie.
Restons dans vos domaines de compétences, qu’est-ce qui fait que les céramistes algériens opèrent avec l’Espagne et pas avec d’autres pays ?
Le choix de l’Espagne par les céramistes algériens a toujours relevé de la logique économique. Ce pays est un acteur mondial de la filière. Il est tout proche et son marché offre jusqu’à présent les avantages les plus intéressants en termes d’importation et de coopération pour la production locale qui a atteint des taux d’intégration remarquables comparés à d’autres filières industrielles. Les intrants et l’équipement des partenaires et fournisseurs espagnols sont de qualité. Ils sont accompagnés d’un transfert technologique et de savoir-faire qui permettent à nos industriels de maintenir les standards internationaux qu’ils ont réussi à maîtriser en quantité et en qualité des produits qu’ils fabriquent et à rester compétitifs sur le marché domestique ainsi qu’à l’international où ils cherchent depuis peu à se positionner plus fortement et durablement.
Dans de nombreuses filières industrielles, le discours dominant est qu’elles sont à des taux d’intégration proches d’une maîtrise presque totale du processus de production. Dans la réalité, on sait que les chiffres avancés sont exagérés. N’est-ce pas le cas de la filière céramique ?
Ce n’est pas de l’affabulation. Le carreau de céramique peut être fait à 95% en Algérie. La filière céramique, après le fer et le ciment, est la troisième industrie dans notre pays à avoir un taux d’intégration aussi élevé. De l’Espagne, les céramistes algériens n’importent que de l’email. On pourrait usiner cette matière première dans nos unités – cela est possible -, mais nous devons tenir compter de la protection du secret industriel et de la sécurité juridique, c’est la loi du marché partout où vous êtes dans le monde. Nous devons travailler aussi dans les prochaines années à obtenir le transfert technologique et le savoir-faire nécessaire à la maîtrise que nous n’avons pas encore du dosage des différents produits tels l’argile, le kaolin, le feldspath, la silice, le quartz et autres minéraux constitutifs de cette matière première. C’est surtout pour la pâte dite blanche destinée aux produits nobles, le process pour la pâte rouge, qui sert notamment à certains produits de la céramique et à la briqueterie est, lui, maîtrisé.
Quelques chiffres sur la facture d’importation de la matière première d’Espagne ? Sur la réalité physique et économique de la filière céramique algérienne ?
L’email est importé pour 100 millions de dollars annuellement. Ce n’est pas une facture qui ferait mal aux restrictions à l’importation mises en place par le gouvernement pour protéger la ressource en devises fortes. La modestie de son montant n’est pas quelque chose de répulsif. Surtout quand on se rappelle que la filière céramique algérienne, c’est 65 unités de fabrication dont des champions du secteur, c’est un chiffre d’affaires de deux milliards de dollars équivalents en dinars, c’est un bassin d’emploi de quelque 40 000 postes directs et indirects. Dans le lot, il y a quelques fabricants très performants et qui font un travail considérable avec un plan de développement qui tire la filière vers le haut avec la perspective de faire de l’Algérie un grand marché exportateur de produits de céramique.
A vous entendre, on voit bien que la relation de votre filière avec l’Espagne est forte et que pour cette raison, elle souffre du contentieux politique nouveau entre Alger et Madrid. N’y a-t-il pas une possibilité d’aller chercher d’autres partenaires dans d’autres pays ?
Bien sûr qu’il y a possibilité de créer des liens d’affaires avec d’autres pays sources et producteurs de minéraux utilisés dans les matières premières de la céramique. La Chine, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, la Géorgie, l’Iran en font partie. Ce sont de gros producteurs. La Chine, à elle seule, représente en tant que leader mondial, une production de plus de 1 milliard de mètres carrés et un réservoir de matières premières extraordinaires. Plus près de nous, il y a l’Italie et la Turquie, deux pays qui se distinguent également par un équipement de très grande qualité et de fiabilité pour le premier et des produits d’une sûreté et d’une confiance d’utilisation indiscutable. Mais les plus grands partenariats engagés par notre filière ont été faits avec les opérateurs espagnols. S’aiguiller sur d’autres destinations et d’autres fabricants et fournisseurs requiert un temps de recherche, des tests et de l’adaptation. Car on ne change pas de partenaire d’un claquement de doigts. C’est un processus qu’on peut envisager en fonction des indicateurs qu’on aura de l’évolution de la réglementation algérienne en matière de commerce extérieur avec l’Espagne. Mais, il coûtera beaucoup d’argent et mettra en difficulté bien des opérateurs.
Quel impact au juste ?
L’impact s’évalue par rapport à la proximité de la source d’approvisionnement en matières premières et en intrants. L’Espagne est à nos portes. Il s’évalue également par rapport à la qualité/prix des marchandises que ce pays fournit aux professionnels de la céramique algérienne. Il s’évalue, enfin, à travers les coûts de transport. Avant la guerre en Ukraine, le coût d’acheminement d’un conteneur de 40 pieds qui sortait revenait à 2 500 dollars, 3 000 dollars selon les raisons techniques des retards qui pouvaient surgir lors des opérations de fret maritime. Aujourd’hui, ce coût avoisine les 20 000 dollars et on ne sait pas quand le conflit ukrainien prendra fin. Dans ce cas de figure, le céramiste algérien, même le plus performant, ne pourra pas prendre en charge un différentiel aussi important.
Pouvez-vous expliquer davantage ?
Le prix de revient du carreau de céramique au mètre carré, produit à partir de l’émail espagnol, est autour de 500 à 600 dinars. Il est vendu par la grande distribution entre 750 et 800 dinars. Si on doit le produire à partir de la matière première chinoise, on va se retrouver avec un prix de revient et des marges qui peuvent évoluer du simple au double et, demain, du simple au triple. Or, aucun des céramistes algériens n’est aujourd’hui armé pour amortir une pareille secousse. Parce que le marché chinois est importateur d’énergie, je rappelle que les courbes du prix du gaz et autres peuvent, dans le contexte chamboulé et incertain actuel, prendre à nouveau l’ascenseur et se transformer en facteurs de contrainte. L’Italie est une piste comme je l’ai évoqué auparavant, d’autant que de nombreuses usines en Espagne ont été délocalisées d’Italie pour des raisons d’économie et d’écologie notamment. Mais c’est une piste qu’il faut bien sentir pour s’y adapter correctement, c’est-à-dire dans le même esprit de rentabilité que celui en vigueur avec le partenaire espagnol. Pour la Turquie, cela dépend également de la question du transport et des coûts qu’elle engendre et des charges liées aux rotations qui sont plus longues et plus compliquées à organiser. Une rotation maritime serait une des clés d’entrée vers ce pays source.
Tout à l’heure, vous rappeliez que la suspension des échanges commerciaux avec l’Espagne est entrée dans son troisième mois. Après plus de 90 jours, quelle observation faites-vous des activités de votre filière ?
L’observation que nous faisons, nous, en tant qu’association, est que d’ici début septembre, avec la rupture des stocks de réserve, deux options vont se présenter : soit cesser la production et fermer, soit changer de partenaires et de fournisseurs avec les difficultés et les conséquences que je viens d’évoquer. Certains d’entre nos opérateurs peuvent se rabattre sur le partenaire chinois ou turc, mais ce changement aura, comme je l’ai dit, un effet certain – lourd, je dirai – sur le prix de revient de la céramique algérienne. Sans doute aucun, on aura, donc, des difficultés à vendre nos produits sur le marché national qui, plus est, connaît actuellement une faiblesse du pouvoir d’achat. On aura du mal aussi à se projeter à l’international comme on essaye de le faire. En Afrique de l’Ouest, où de nombreux céramistes algériens cherchent à créer des liens de marché, on va se retrouver hors compétition. Car l’atout majeur de la céramique algérienne dans cette partie du continent, c’est son prix. C’est ce qui fait son attractivité, si on le perd, on perd le reste.
Quel est le montant des exportations de la filière vers cette partie de l’Afrique ?
Le chiffre pour cette première année, c’est 60 millions d’euros. Les destinations sont la Côte d’Ivoire, le Sénégal et la Mauritanie, un pays vers lequel ont été organisées des opérations de prestige essentiellement avec la perspective d’établir des flux fréquents. On exporte vers ces pays depuis une année seulement, c’est donc une expérience récente. La ligne maritime ouverte pour relier des ports algériens à celui de Dakar est à ce sujet une excellente nouvelle. On attend l’ouverture d’une ligne similaire avec Abidjan. Car, à partir des capitales sénégalaise et ivoirienne, on a des voies économiques et commerciales ouvertes sur tous les pays de la Cédéao qui sont pour nous des partenaires potentiels de premier plan. Ils représentent, pour beaucoup, une alternative au marché algérien qui a perdu de la capacité d’absorption qu’il avait il y a quelques années. Le programme des 3 millions de logements par an, qui assurait dans le passé le fonctionnement à plein régime de nos usines, est en phase d’achèvement. Il y en aura d’autres, quand la problématique de création des nouvelles villes se posera à nouveau, hors des ceintures des grandes villes algériennes, mais ce ne sera pas pour tout de suite. Cette contrainte est une opportunité d’aller chercher des parts de marché chez nos voisins demandeurs du produit algérien.
Les opérateurs de la CAPC devraient se rendre en voyage d’affaires à Abidjan, l’automne prochain, avec des chefs d’entreprise d’autres organisations patronales. Vous en serez ?
C’est une excellente initiative et on espère que le rendez-vous d’octobre prochain à Abidjan permettra d’inaugurer de nouvelles voies d’échange avec nos partenaires ivoiriens.