Miloud Chennoufi revient pour les lecteurs de Reporters, sur la situation politique du pays au lendemain de la tenue de l’élection présidentielle et ce qu’elle a généré comme donnes.

Reporters : Depuis le 12 décembre, Abdelmadjid Tebboune est le nouveau président de la République succédant ainsi à Abdelaziz Bouteflika. Quelles sont, aujourd’hui, les possibilités de règlement de la crise en Algérie à la lumière de la nouvelle donne à la tête de l’Etat ?
Miloud Chennoufi : Un élément fondamental de ces élections demeure l’abstention considérable, même en s’en tenant aux chiffres officiels. Cet élément ne peut pas, surtout, ne doit pas, échapper à l’attention du nouveau président. Résoudre la crise de confiance que le mouvement populaire a révélée avec éclat représente l’aspect le plus complexe du volet politique de la solution possible. La tâche est complexe dans la mesure où une masse critique du mouvement populaire voit dans cette crise de confiance une crise de légitimité. Les élections du 12 décembre ont néanmoins réglé un problème, un seul et unique problème, celui du face-à-face état-major-mouvement populaire. Désormais, le président Tebboune, et à travers lui, l’institution de la présidence, représente l’interface vis-à-vis du mouvement populaire, de la classe politique, de la société civile, et de la population, en général. Nous assistons au retour de la structure classique de l’Etat algérien qui, contrairement à ce qu’on pense, n’a jamais reposé sur un seul centre de pouvoir. Même si le poids politique des forces armées va demeurer significatif, la nature même de l’institution présidentielle est porteuse d’un capital considérable de pouvoir politique, avec lequel les forces armées n’ont pas d’autre choix que de composer, comme ce fut le cas depuis toujours en Algérie, et qui peut permettre au président, s’il parvient à agir avec finesse et responsabilité, d’incarner un centre de pouvoir puissant à part entière. Il existe, cependant, des forces centrifuges qui, par habitus acquis, vont chercher à reproduire des mécanismes anachroniques de domination, comme la clientélisation d’une partie de la classe politique et de la société civile, ou la production d’un discours politique plat, sans relief, et totalement vide de sens. Ces techniques n’ont pu fonctionner un temps que sous l’hypothèse de l’apathie politique de la population, une hypothèse qui a été pulvérisée par le mouvement populaire. L’Algérie n’a pas besoin pour autant d’inventer l’alternative parce que l’alternative est connue : l’Etat de droit et des institutions. Un chantier titanesque que le Président le mieux intentionné ne peut accomplir seul.
C’est la raison pour laquelle je me permets d’insister sur l’idée du compromis, que j’ai évoqué dans un entretien avec votre journal il y a quelque temps. L’édification de l’Etat de droit et des institutions ne peut pas se faire contre le mouvement populaire, mais avec lui. Je sais à quel point le terme de « dialogue » est galvaudé et à quel point on en a usé et abusé dans le passé, mais si on prenait conscience des exigences particulièrement sévères du dialogue serein, on comprendrait peut-être pourquoi il représente la voie à suivre.

Justement, le nouveau président a d’emblée proposé le dialogue au Hirak. Croyez-vous que cette ouverture est en mesure de déboucher sur le changement exigé par la rue ?
Tous les antécédents du dialogue en Algérie ne sauraient représenter un modèle pour un authentique dialogue dans le contexte actuel. Jusqu’au plus récent, qui s’est déroulé à l’occasion de l’ultime révision de la Constitution, le dialogue a fonctionné sur un mode patriarcal et s’est limité à un exercice de validation d’un fait accompli et d’un marchandage politique avec la classe politique et la société civile. Or, pour une partie non négligeable du mouvement populaire, les résultats de l’élection du 12 décembre représentent déjà un fait accompli. Il ne me semble pas dans l’intérêt du pays, ni même dans celui du président Tebboune lui-même, de s’engager dans une voie similaire. Il est absolument nécessaire que le Président, le mouvement populaire dans toutes ses composantes, la classe politique, et la société civile, prennent la pleine mesure du fait que la conjoncture critique du pays et les rapports de forces nous obligent à envisager une autre forme de dialogue. Il faut d’abord comprendre que le dialogue est un processus qui ne s’enclenche pas une fois la confiance rétablie. Au contraire, le rétablissement de la confiance, du moins du minimum requis pour avancer davantage, est en soi un objectif du dialogue. Il est d’autant plus nécessaire de le souligner que le principe du dialogue ne sera pas chose acquise en Algérie tant et aussi longtemps que les différents acteurs politiques ne seront pas certains des intentions de chacun. Techniquement, pour surmonter cet obstacle, il est nécessaire que tous les acteurs agissent en forces de proposition.
Et les propositions dont il est question ici doivent se limiter à ce qui doit être accompli pour parvenir à une situation, où la pratique politique libre, pluraliste et démocratique soit possible en vue de l’édification des institutions politiques et l’établissement des règles de l’action politique dont le pays a tant besoin. Cela signifie, pour rester très schématique, que le président doit d’abord et avant tout afficher une volonté d’écoute et ne pas approcher le mouvement populaire ou même la classe politique traditionnelle avec une plateforme préalablement établie. De leur côté, le mouvement populaire et la classe politique doivent se structurer dans la pluralité, développer une vision pour l’avenir du pays, et faire en ce sens des propositions concrètes. Le rejet mutuel, l’obstruction obtuse et la répression ne mèneront à rien, sinon à plus de crispation.
Comment appréhender l’évolution du mouvement de contestation populaire dans les prochains mois face à la nouvelle situation et le paysage en transformation ?
Je ne saurai vous dire ce qu’il en sera à moyen ou long terme. A plus brève échéance, on le voit déjà, le mouvement populaire maintient la même orientation que celle qui était la sienne avant les élections : mobilisation de masse dans la rue, discours radical de rejet et refus de la structuration. Ses partisans peuvent légitimement se féliciter de sa résilience. On peut espérer qu’ils se posent aussi la question de l’efficacité de leur stratégie. Il y a exactement un siècle, un penseur allemand ramenait avec beaucoup de perspicacité les attributs de l’homme ou de la femme politique à trois qualités. La première est de croire en une cause, sans quoi la pratique politique reviendrait à vouloir le pouvoir pour le pouvoir. La deuxième qualité est d’avoir un sens de la réalité, de telle sorte que les moyens choisis soient les mieux adaptés aux fins recherchées. La troisième est celle de la responsabilité, où l’acteur politique assume les conséquences, notamment fâcheuses, de ses propres actes et ne considère jamais que le caractère juste de sa cause rejaillisse automatiquement sur les moyens qu’il se donne. A la lumière de ces enseignements, on peut dire que durant la première phase du mouvement populaire, la cause juste était clairement définie et largement partagée : empêcher le cinquième mandat et obtenir le démantèlement du système Bouteflika établi à la présidence. Sur la question des fins et des moyens, le caractère non-violent, massif et hautement représentatif du mouvement populaire a joué un rôle de premier ordre. Il faut aussi rappeler que les revendications ont été satisfaites lorsque le mouvement populaire a obtenu le soutien de l’état-major de l’Armée. Donc deux éléments forts de la réalité ont non seulement permis de satisfaire des revendications légitimes, mais leur conjonction a également permis d’éviter le bain de sang que le pays aurait vécu si l’état-major avait choisi de suivre la présidence. A cette première phase, a succédé une autre où des forces au sein du mouvement populaire ont su imposer une cause révisée : s’appuyer sur le mouvement populaire et s’emparer du pouvoir sans élections. Les moyens choisis sont allés du dénigrement de la Constitution dans l’espoir que le vide constitutionnel fasse plier l’état-major, aux appels maladroits et franchement irresponsables à un mouvement de rébellion au sein de l’Armée. Il faut noter à ce stade que si le mouvement populaire n’est pas structuré en soi, il est traversé par des mouvements politiques qui le sont. C’est tout à fait normal. Ce qui l’est beaucoup moins, c’est que ces mouvements avancent masqués et insistent pour que le mouvement ne se structure pas. D’un point de vue moral, c’est irresponsable. Et d’un point de vue stratégique, totalement inefficace. Inefficace précisément parce que cette stratégie est en déphasage avec la réalité des rapports de forces politiques. Il faut enfin dire que c’est une véritable dérive que de réagir par l’anathème et l’insulte ou encore par l’accusation de trahison aux Algérien(ne)s qui font un choix politique différent, par exemple sur les élections.
Est-ce que cela signifie qu’une reconfiguration de la cartographie politique du pays doit s’opérer avec l’émergence de nouvelles représentations politiques et sociales ?
C’est exactement le sens de mon propos. J’ai déjà parlé des mouvements politiques structurés qui traversent le mouvement populaire. Ces mouvements sont de nature doctrinaire (à fort contenu idéologique) et représentent un large spectre de sensibilités politiques qui existent en Algérie depuis longtemps, depuis les démocrates jusqu’aux islamistes et aux partisans de l’identité amazighe. Ces mouvements, tout à fait légitimes, sans jamais prendre la direction du mouvement populaire, lui ont balisé une orientation qui déjà fut la leur durant les années 90 et qui consistait à œuvrer pour un changement de régime suite à un effondrement du système de l’Etat sous l’effet de la violence islamiste à l’époque, ou sous l’effet du mouvement populaire aujourd’hui. Cette stratégie de l’usure, à l’époque comme aujourd’hui, est une voie sans issue. Non pas d’un point de vue moral seulement, mais du point de vue strictement politique de l’adéquation des fins et des moyens. L’espoir est que le mouvement populaire, par l’originalité et la singularité qui le caractérise, génère en son sein des entités non-doctrinaires et pragmatiques qui savent allier pression populaire et force de proposition, et qui s’organise et se structure dans la pluralité pour pouvoir marcher dans la rue et peser dans les élections en même temps. Il me semble opportun de méditer l’héritage de Mandela, l’opposant mais aussi le chef d’Etat. Personne ne peut prétendre, dans l’Algérie d’aujourd’hui, au pouvoir comme dans le mouvement populaire, être plus dévoué à la cause de la liberté, plus déterminé, plus sage, et plus efficace que Mandela. Et pourtant, Mandela s’appuyait sur un mouvement très bien structuré, était capable de compromis quand il était dans l’opposition et quand il était président, rejetait la violence et la répression, et surtout il n’acceptait l’exclusion et la vengeance sous aucune forme que ce soit.

Quelles sont, selon vous, les véritables clès qui manquent aujourd’hui pour régler la crise et installer le pays dans une voie vertueuse ?
J’espère avoir réussi à en souligner quelques-unes dans mes réponses précédentes. Permettez-moi d’insister maintenant sur un point en particulier. La réalité des rapports de forces dans l’Algérie d’aujourd’hui, en même temps qu’ils imposent la nécessité du changement (un retour en arrière n’est plus possible), ils empêchent que ce changement puisse être réalisé par la confrontation pure, avec un vainqueur absolu et un vaincu absolu. Tous les acteurs, quel que soit leur positionnement sur l’échiquier politique, qu’ils en soient conscients ou pas, sont de facto confrontés au problème ontologique de la politique. La politique se résume-t-elle, comme on a pu le croire dans l’histoire de l’humanité avec des conséquences désastreuses, à une confrontation dans laquelle l’adversaire politique est un ennemi existentiel qu’il faut liquider pour faire triompher la cause qu’on estime juste et qui par le fait même justifie qu’on l’envisage – l’adversaire – uniquement à travers un discours au vitriol, qu’on lui accorde des intentions maléfiques, qu’on le déshumanise même, le tout sans aucune autre forme d’argumentation rationnelle? Ou, au contraire, la politique ne devrait-elle pas être la gestion pragmatique de la pluralité dans le strict respect de la différence (idéologique, religieuse, linguistique, etc.) à travers un débat vigoureux et critique, mais toujours respectueux de l’Autre, le tout dans un espace public où les attaques ad hominem ne sont pas admises ; dans la mesure où la discussion rationnelle et argumentative porte exclusivement sur les idées et les pratiques ? Je crois que le choix est évident et il est évident même lorsqu’on se trouve dans un contexte similaire à celui de l’Algérie d’aujourd’hui où cet espace public démocratique demeure encore dans les toutes premières phases de son édification. Les clés de la solution, avant d’être de nature technique, relèvent d’abord et avant tout de notre rapport à la politique.
Le président a évoqué une révision large de la Constitution. En quoi cette révision contribuerait-elle à résoudre la crise politique que le pays traverse depuis dix mois ?
Il y a une seule et unique urgence en matière constitutionnelle : limiter les mandats présidentiels à deux et rendre extrêmement difficile l’amendement de l’article correspondant. Si l’ancien président s’était limité à deux mandats, l’Algérie serait aujourd’hui dans une situation certainement meilleure. Mais surtout, la révision de la Constitution ne doit surtout pas se dérouler sous le mode patriarcal d’avant, avec son cortège de discussions tangentielles, d’audiences cérémoniales et finalement de perte de temps. Car, politiquement, l’essentiel est ailleurs. Il est notamment dans le choix des hommes et des femmes qui seront nommé(e)s pour diriger les affaires du pays à brève échéance, et dont le parcours passé sera scruté sans complaisance, pas uniquement par les activistes du mouvement populaire, mais aussi par ceux et celles qui ont choisi de ne pas s’opposer frontalement au nouveau président. Il est également absolument nécessaire de trouver un moyen pour libérer les détenus. Il n’est pas du tout prudent de la part des autorités d’évoquer le caractère juridique de la question. Car, quand bien même elle serait juridique dans l’absolu aux yeux de tous les juristes, une masse critique de la population en perçoit la dimension politique. Et en politique, la perception se confond souvent avec la réalité. Mais fondamentalement, régler la question des détenus reviendra à lancer un signal symbolique fort sur la voie du règlement d’un autre problème encore plus fondamental, celui de la crise de confiance.

• Miloud Chennoufi est docteur en sciences politiques de l’université de Montréal (Canada).
Il est professeur de relations internationales au Collège des Forces canadiennes et professeur invité à l’université York, Toronto, où il enseigne la diplomatie et la négociation en situation de conflit. Il est l’auteur de « Grandes puissances et islamisme ». Il a exercé le métier de journaliste en Algérie durant les années 1990.