De Paris Dominique Lorraine
Grand reporter, Florence Aubenas est familière des plongées dans la réalité sociale française. «La Méprise : l’affaire Outreau» (2005) et «Le Quai de Ouistreham» (2010) empruntaient déjà à ce qu’on appelle maintenant le «journalisme d’immersion».
Son dernier livre «l’Inconnu de la poste», aux éditions de l’Olivier, procède de la même volonté de s’immerger dans un fait divers qui a bouleversé un petit village de la montagne savoyarde en 2008. D’abord le décor, Montréal-la-Cluse, niché en surplomb du lac Nantua, prisé des touristes et «étape en vogue sur la route de Genève ou de l’Italie». Mais ce coin idyllique a perdu, au fil des ans, de sa superbe et se trouve maintenant sur la route des trafics de drogue, «pile entre Lyon et la Suisse».
Puis les protagonistes.
D’un côté, Catherine Burgod, employée du petit bureau de poste, si petit qu’on dirait une maison de poupée, sans même une enseigne qui signalait son existence. La postière, c’est donc une belle jeune femme, coquette et avenante, qui a fait un mariage sans éclat et rêve d’un ailleurs. Comme Madame Bovary, elle se sent à l’étroit dans son existence entre son veuf de père qui l’a bien gâtée et un mari souvent absent. Elle a déjà fait des tentatives de suicide.
Elle a maintenant un nouveau compagnon avec qui elle vit dans la montagne.
De l’autre, son exact contraire, Gérald Thomassin qui a beaucoup bourlingué et qui cherche dans ce village un coin tranquille. C’est un matamore, avec son chapeau de feutre, ses gants et son manteau mi-long en cuir qui dénote dans cette population rurale. Son enfance a été une dévastation : abandon par la mère, orphelinat, viol dans une famille d’accueil. Découvert par le cinéaste Jacques Doillon, il obtient le César du meilleur espoir pour son premier rôle dans «Le Petit criminel» à 16 ans en 1990. Plus de 30 films à son actif et toujours la même instabilité. Entre deux films et dès le clap de fin, il disparaît et «zone» on ne sait où. Un vrai nomade.
Les deux univers de ces deux personnes vont se télescoper. Tragiquement. Catherine Burgod, alors enceinte, est assassinée sauvagement dans son bureau de poste et l’on soupçonne bientôt Gérald Thomassin, qui habite un petit appartement baptisé «la Grotte» à quelques pas de là.
Autour d’eux gravitent les seconds rôles. Les copines de Catherine Burgod qui, tous les matins, viennent boire le café à la poste et refont le monde. Raymond Burgod, le père, une figure locale, adjoint à la Mairie. Son futur-ex, puisque Catherine est en instance de divorce, encore jaloux, et le nouveau, son compagnon d’alors. Et aussi Tintin et Rambouille, compagnons de galère, d’ivresse et de drogue. Le Nain, «une larme tatouée sur la joue droite et un casier judicaire haut comme lui». Sans oublier, Maître Frémion, l’avocat, figure du barreau local, surnommé Maître Nounours «parce ce qu’il ne manie pas l’éloquence raffinée et le revendique».
Florence Aubenas n’a pas son pareil pour décrire tout ce petit monde qui se connaît, se fréquente, s’épie dans ce minuscule village qui a connu son apogée grâce à la fabrication du plastique avant de sombrer dans l’anonymat. Aujourd’hui, il est difficile de vivre dans cette région, loin de tout, abandonnée, qu’on surnomme la «Plastic Valley».
L’enquête, menée en dépit du bon sens par la gendarmerie locale, va s’éterniser sur plus de dix ans, exacerber les haines et engendrer le désespoir.
Le comédien Gérald Thomassin, qui a si bien mimé l’attaque au couteau de la postière, comme s’il répondait à un casting et qu’on a trouvé en pleurs sur la tombe de Catherine Burgod, dénoncé, est arrêté, puis libéré après deux années d’incarcération. Son CV aurait joué en sa défaveur : criminel au cinéma dans plusieurs rôles, il pouvait aussi l’être dans la réalité !
Le jour de son possible non-lieu au Tribunal de Lyon, il disparaît. A ce jour, même si on a incarcéré un ambulancier, lycéen à l’époque des faits, le coupable court toujours et le comédien n’est toujours pas réapparu.
Pendant sa minutieuse enquête de sept longues années (à temps partiel), Florence Aubenas a rencontré la plupart des protagonistes. Elle a décortiqué les faits et gestes de cette affaire incroyable, pour aboutir à ce récit passionnant, qui se lit comme un roman policier. Et qui recèle tous les éléments d’un polar, ressorts dramatiques, ressentis des personnages, suspense et rebondissements.
Sans jamais être méprisante, la journaliste esquisse le portrait de chacun avec minutie et bonté. Elle disparaît derrière ses personnages qui tous ont vu leur vie dévastée par l’enquête. Son empathie rend son récit émouvant, n’oubliant jamais de décrire la misère sociale qu’engendre un certain capitalisme.
Dans «Cité de verre», l’écrivain Paul Auster disait que «Dans un bon roman policier rien n’est perdu. Il n’y a pas de phrase ni de mot qui ne soient pas significatifs».
Ce qui est absolument le cas du livre coup de poing de Florence Aubenas «l’Inconnu de la poste».