Près de quatre mois après le gel de l’importation de la poudre de lait et les appels répétés au gouvernement par les opérateurs économiques de la filière pour débloquer la situation, le ministre de l’Agriculture et du Développement rural, Mohamed Abdelhafidh Henni, a annoncé la levée du gel des Dérogations sanitaires pour l’importation (DSI) de la poudre de lait à partir d’aujourd’hui mercredi 22 décembre.Par Sihem Bounabi
En précisant que «le ministère accordera les dérogations sanitaires pour l’importation de la poudre de lait à tous les opérateurs de la filière à compter du 22 décembre». Par ailleurs, il a appelé «l’ensemble des laiteries à intégrer progressivement le lait frais, produit localement, dans la fabrication des produits laitiers pour réduire la facture d’importation de la poudre de lait».
Cette annonce a été accueillie avec prudence par la majorité des producteurs et importateurs que nous avons contactés, arguant que ce n’est pas la première fois que le ministère de l’Agriculture annonce la levée du gel des DSI.
Au niveau des organisations économiques, les réactions sont mitigées. Ainsi, Abdelwahab Ziani, président de la Confédération des industriels et des producteurs algériens (CIPA), exprime sa satisfaction, estimant que «la levée de la suspension de la DSI est une sage mesure. Les pouvoirs publics ont pris conscience des retombées négatives du gel des importations de la poudre de lait». Pour sa part, Ali Hamani, président de l’Association algérienne des producteurs de boissons (Apab), estime que cette annonce «n’est pas de la poudre aux yeux, car il y a le discours et il y a des faits. Ce n’est pas la première fois que le ministère annonce la levée du gel. On attend donc des faits concrets». Le président de l’Apab met également en relief que même si le gel des DSI est levé, il faudrait que le gouvernement prenne conscience que cela prendra du temps pour les opérateurs économiques de se remettre des conséquences de ce blocage. Il déclare dans ce sillage que «ce que l’on réclame maintenant, c’est que la lumière soit faite sur ce blocage qui a duré quatre mois sans justification rationnelle». Il rappelle ainsi que parmi les conséquences de ce gel, en plus de la perturbation du marché de la poudre de lait, qui a laissé le champ libre aux spéculateurs qui ont augmenté les prix à cause de la rareté de la marchandise, des milliers de travailleurs se sont retrouvés au chômage technique sans rémunération à cause de ces décisions qui ont mené à l’arrêt des chaînes de production dans les usines. Expliquant qu’«il faudrait aussi du temps pour rattraper le retard dû aux blocages des DSI, car il faut au minimum deux à trois mois entre le temps d’obtenir la dérogation, de faire les commandes et trouver les navires et affréter la marchandise par bateau en cette période de fin d‘année».

L’évaluation des stocks, un argument peu valable
Concernant l’argument du ministre de l’Agriculture, dans une déclaration à Reporters, expliquant que ce gel avait pour objectif de connaître avec «exactitude» les besoins, en établissant un fichier pour chaque importateur, mentionnant les capacités de production et les besoins d’importation et ainsi «importer le strict nécessaire», le président de l’Apab souligne que cet argument «n’est pas une excuse valable».
Il précise à ce sujet que «c’est le ministère de l’Agriculture qui délivre les attestations d’importation, ses services ont donc les détails des quantités attribuées, de plus, au lieu de bloquer toute une industrie, le ministre avait la possibilité de consulter le ministère des Finances pour avoir connaissance des quantités déclarées au niveau des impôts, ou même demander au ministère du Commerce pour envoyer une brigade mixte au niveau des entreprises et faire l’inventaire des stocks».
Rejetant fortement l’argument de l’inventaire des stocks, Ali Hamani, tout en soulignant que la décision de geler les DSI «est une mesure bureaucratique pure et simple», précise que «le ministre de l’Agriculture doit savoir que l’Etat algérien a des institutions avec lesquelles il peut contrôler toute activité et tout stock à l’intérieur des unités de production et des points de vente. Une commission mixte qui a donc force de loi aurait suffi pour contrôler les stocks. Par conséquent, la question qui se pose est pourquoi avoir bloqué la filière et pour aboutir à quoi ? Ou bien, une solution de facilité ?»
Il enchaîne que cette situation de blocage, qui a duré près de 4 mois, illustre la force de la bureaucratie administrative, qui détient les clefs de fonctionnement et qui a paralysé tout un secteur économique sans aucune concertation avec les opérateurs économiques.
Ali Hamani met également en exergue le fait que «ces entreprises de la filière lait ont bien investi en Algérie, ont créé des emplois et payé leurs impôts, la moindre des choses est de leur accorder un minimum de considération».
Concernant l’appel du ministre de l’Agriculture à l’ensemble des laiteries à intégrer progressivement le lait frais produit localement dans la fabrication des produits laitiers, pour réduire la facture d’importation de la poudre de lait, le président de l’Apab réplique : «Le ministre de l’Agriculture doit s’informer sur le taux d’intégration du lait cru (lait frais) par les industriels, sur les investissements et les financements de l’acquisition de vaches laitières au profit des éleveurs et sur le blocage depuis 2 ans des importations de vaches laitières par ses mêmes services». Il affirme dans ce sillage que la plupart des grands producteurs laitiers ont investi dans l’achat de vaches laitières en accompagnant les éleveurs tout en investissant dans le circuit de la récolte de lait, mais cela reste insuffisant pour répondre à la demande du consommateur algérien.
En effet, selon les déclarations récentes de Abdelwahab Ziani, président de la CIPA, «les quantités collectées sont souvent insuffisantes» précisant qu’«en 2021, la production de la filière lait a dépassé les 3,4 milliards de litres, dont seulement 900 millions de litres de lait de vache produits localement».
Pour réaliser l’autosuffisance en lait, l’Algérie doit avoir 1,4 million de vaches laitières, actuellement, il y en a seulement 400 000. Selon la CIPA, il faudrait des investissements de l’ordre de 500 millions de dollars dans l’élevage des vaches laitières pour obtenir 2 millions de bêtes. De plus, il faudrait assurer plus de 250 000 tonnes de concentré d’aliments du bétail, produit sur une surface irriguée de près de 100 000 hectares. Pour le moment, l’Algérie est loin d’atteindre ces chiffres, d’où le recours à l’importation de la poudre de lait.

La bureaucratie pointée du doigt
Afin d’encourager les investisseurs de la filière lait, le président de l’Apab estime qu’«il faudrait que les départements ministériels prennent enfin conscience qu’ils ont en face d’eux des opérateurs économiques aussi soucieux qu’eux de l’intérêt national, du fonctionnement du pays et de l’approvisionnement de la population. C’est à travers l’approvisionnement que les opérateurs peuvent travailler et amortir les investissements. S’ils doivent investir et fermer leurs usines, à quoi cela sert-il ? Si ce type de comportement bureaucratique perdure, comment voulez-vous que les opérateurs économiques prennent le risque d’investir en Algérie ?
Concluant que «la question qui se pose, aujourd’hui, est-ce que l’on doit tenir compte des efforts des investisseurs ou c’est la bureaucratie qui prime sur l’économie en Algérie ?»