Il était parti une première fois en 1993. Fuyant la horde terroriste qui étêtait tous ceux qui pensaient, tous ceux qui concevaient ; il avait fait de l’exil son refuge, de son expatriation une tanière. Mais dimanche, à la date symbole du 1er-novembre, il est encore parti. Cette fois pour de bon, définitivement. Ali El Kenz s’est éteint du fond de son exil à l’âge de 74 ans, lui le jeune prodige algérien, comme on n’en fait plus, qui aimait regarder sa société et sa mue, le pouvoir en place et sa boulimie insatiable.
Ali El Kenz a été durant toute sa vie un laborieux opiniâtre, offrant au bout une production cérébrale colossale. Il était de ceux qui analysaient, de ceux qui critiquaient, mais pas au-delà de la Méditerranée du Sud. Il s’interdisait de «calomnier» ailleurs, préférant une pause de diatribe que de critiques à ceux qui sont restés sur place. Cela ne l’a pas empêché de poursuivre son travail académique sur la situation en Algérie. L’expérience douloureuse de son pays, de ses amis, il les vivra même dans son exil. Il parlera d’une «république usée», d’une république au bout du rouleau et d’un peuple qui patientait espérant des lendemains meilleurs. Il reviendra pour un temps au pays en 1998 et verra que ses prévisions les plus pessimistes avaient élus domicile dans un pays qui ne cessait de meurtrir. Ali El Kenz n’était pas Nostradamus, mais ses écrits ont fait mouche là où il aurait aimé avoir tort.
Dire que c’était un sociologue absolu relève de l’euphémisme. L’esprit chatoyant qu’il était a laissé des empreintes partout où il avait professé, où il avait fait des recherches. Skikda, Alger, au Cread, à Tunis, puis Nantes ont été les escales de la pensée d’El Kenz. Une pensée dédiée à ses semblables, à ceux qui souffraient de n’en plus pouvoir.
Tour à tour, Ali El Kenz a été sociologue, écrivain, politologue et philosophe, avec un virage à gauche très serré. Il n’appréciait pas beaucoup le régime algérien, tous les régimes algériens, depuis l’ère de Boumediene. Un régime qu’il qualifiera d’autophage dans un entretien avec notre collègue Nordine Azzouz en 2012, où il avouera aussi n’avoir pas perçu le danger islamiste et surtout «sa force». El Kenz bossera sur l’identité des classes sociales pas en Algérie uniquement, mais aussi au Maghreb, et au Machrek. Il retrouvera partout les mêmes causes qui produiront les mêmes effets.
Dans son livre «L’Économie de l’Algérie», paru aux éditions Maspero, et sous le pseudo de Tahar Benhouria, en référence à son quartier natal de Skikda, il pronostiquait la transformation de l’évolution du système économique algérien vers un «capitalisme d’Etat» qui se dirigeait vers un autre système, plus vorace, le système de prédation qui a fini par mettre à genoux un pays qui était sur les rails du développement. C’était du temps de Boumediene, et le règne de Bouteflika avait fini par admettre les presciences et les dissections d’El Kenz.
«Le Complexe sidérurgique d’El Hadjar, Une expérience industrielle en Algérie», aux éditions du CNRS, sera une œuvre majeure où son enquête sociologique auprès des travailleurs de la Société nationale de Sidérurgie (SNS) restera référentielle et où les étudiants qui ont participé à l’élaboration des questionnaires sortiront marqués par leur plongée dans le domaine des ouvriers par excellence. Ali El Kenz a aussi sévi sur les pages de l’hebdo disparu «Algérie Actualités», la soupape médiatique, la seule, dans les années 70 et 80 du siècle dernier. Ses écrits seront regroupés dans l’ouvrage «Les maîtres penseurs» en 1985 éditions ENAG. Il y aura aussi le travail entretien avec Belaïd Abdesselam, monsieur pétrole de l’ère Boumediene, «Le hasard et l’histoire», 1990 ENAG en collaboration avec Mahfoud Benoune, qui est une sorte d’autopsie captivante du régime que le ministre de l’Energie exécutait grâce aux questions congruentes des deux sociologues.
Dans l’entretien cité plus haut, El Kenz se révèlera plus oracle qu’il ne le pense. «Ils vont se trouver héritiers d’une position dominante qu’ils n’ont pas construite par eux-mêmes et dont ils vont vouloir garder les privilèges. Ça sera plus dur, parce qu’ils vont être plus brutaux pour défendre leur position.» C’était en 2012, et sur le «ils», maintenant tout un chacun peut mettre un nom, des noms, de ceux qui se succèdent devant des prétoires des tribunaux algériens. Il constatera lui-même la déliquescence des sens nobles de la société et de ses nouveaux prédateurs, en 2018 au cours d’une brève visite au pays. Il retournera vers son exil avec ses amertumes et repartira le 1er novembre de plus belle, plus haut, plus loin. A jamais.
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