C’est une histoire belge. Plus exactement russo-belge, mais contrairement à toutes les autres histoires de ce genre, celle-ci ne fait pas du tout rire, mais glacerait plutôt d’effroi. Au cours d’une visite au cimetière d’Ixelles (dans le sud-est de Bruxelles), la narratrice, qui est journaliste, découvre une tombe avec une inscription étrange : «MARINA CHAFROFF – 31/1/1944 – DÉCAPITÉE».

Par Dominique Lorraine
Myriam Leroy est intriguée. Une photo découverte sur internet la conforte dans son envie de découvrir l’histoire de cette femme qui a connu ce destin tragique. «Sur la photo, c’est sa physionomie qui captive. Un petit nez rond et des bonnes joues, mais une morgue et des yeux durs, des yeux qui te voient là où tu ne veux pas être vue… Tout dans ce visage dit à la personne qui regarde : ‘’Dégage’’ Il est impossible de s’en détourner. Tu y es ventousée. Fascinée par le caractère hostile de la pose et la beauté farouche du modèle, débarrassé de toute politesse.» Débute alors une enquête ardue et un récit qui va entremêler plusieurs strates : la courte vie de Marina, la condition des femmes à cette époque et le grand mouvement, celui de l’exil des Russes vers la Belgique après la Révolution de 1917 à l’invasion du pays par les troupes allemandes dès mai 1940.
Marina donc est d’origine russe. «Les Chafroff en exil avaient d’abord fait escale avec leurs quatre puis cinq enfants dans une Estonie moins turbulente que la Lettonie, ensuite en Allemagne […], enfin, en 1927, à Bruxelles […]. C’était une dégringolade. En deux mille kilomètres, ils étaient passés de la première à la troisième classe…».
Encore adolescente, Marina s’est entichée de Youri, un compatriote, un joli cœur aux beaux yeux bleus, mais bon à rien et volage qu’elle épousera tout de même. C’est peu dire quelle va tirer le diable par la queue. Une vie de misère où la femme est peu considérée, reléguée aux tâches domestiques.
«Marina était déconcertée par l’assurance avec laquelle les hommes donnaient leur avis, comme s’ils avaient tout lu, tout compris. Quand elle entendait ces jean-foutre pourtant peu suspects de hautes études émettre des analyses qui paraissaient très élaborés, elle se contractait sur place de manière à disparaître, plop, tel un elfe, tant elle se sentait bête.»
Quand les troupes nazies envahissent la Belgique, la terreur, à Bruxelles, commence à régner et certains Belges tournent alors casaque : «Mariana avait surpris un employé de la poste prononcer un nom de famille sur un paquet lourd en y ajoutant des ‘’ein’’ et des ‘’mann’’ pour amuser la galerie.»
Il fallait faire profil bas, ce qui n’est pas du tout dans le tempérament de Marina : «Elle ne savait pas au juste ce qui l’oppressait le plus. Ce qu’elle crut percevoir d’indulgence pour Hitler chez l’un de ses frères ? (…) La soif qu’elle éprouvait pour Youri et semblait éteinte.»
Dès lors, elle va devenir frondeuse : «C’est là que perdurait encore chez elle un élan vital. Dans le refus de s’accommoder de la situation.».
Elle fait pivoter les flèches de signalisation, dévisser le nom des rues pour que les occupants allemands du plat pays se perdent. Lacérant les affiches, les avis à la population, les réclames.
Jusqu’à ce geste insensé… Marina, pourtant maman de deux garçons, dont le plus jeune avait alors 3 ans, se présente, un jour, à la Kommandantur à Bruxelles pour s’accuser d’avoir poignardé un officier allemand en pleine rue et pour sauver les soixante otages pris au hasard pour forcer le coupable à se dénoncer.
«Elle voulait frapper un grand coup, commettre un acte spectaculaire, irréversible […] Marina voulait semer la peur, et du bon côté. Cette perspective la revigorait.»
Transférée à Cologne en Allemagne, elle sera, sur ordre personnel d’Hitler et pour éviter toute «contagion», décapitée à la hache, la pire des exécutions.
«Tu penses que Marina, tu la comprends. Tu n’as aucun mal à envisager comment on peut faire d’une injustice une obsession, d’une obsession une maladie, et d’une maladie un ouragan», commente la narratrice.
Une héroïne dans les oubliettes de l’Histoire
Plus tard, la Croix Rouge rapatria son corps en Belgique. Là encore elle fut discriminée. Alors que les décapités enterrés en Allemagne étaient prioritaires, elle ne le fut nullement, parce que Russe !
Alors que ce geste héroïque aurait dû lui réserver un destin héroïque dans la mémoire collective, Marina tomba vite dans les oubliettes de l’Histoire : «Oui, c’était terrible, mourir dans l’espoir que triomphe un monde, et que celle-ci vous néglige, vous oblitère», renchérit la journaliste qui n’est autre que l’auteur.
Une enquête minutieuse avec des historiens ou des descendants de Marina ne permettront pas de résoudre le plus grand des mystères : Marina est-elle vraiment l’auteur de ce geste insensé, avoir agressé cet officier allemand qui, plus est, n’est pas mort ?
«Il n’y a plus rien. Tu es arrivée aux confins d’internet, des archives, des témoins, casiers judiciaires, décorations posthumes, récupérations politiques… Et tu n’as toujours pas la clé de Marina. Tu ne sais pas avec certitude qui cette femme a été : ménagère ordinaire ou amazone en furie ?»
Qu’importe Marina aura reconquis sa place dans l’histoire et ne sera plus qu’une femme sans tête. Elle aura fait mentir le propos de Benoite Groult : «Comme tous ceux que la servitude a dégradés, les femmes ont fini par se croire faites pour leurs chaînes», Marina, «femme-enfant au regard frondeur», aura rompu les siennes pour être une femme libre de ses actes.
Elle peut aussi se tenir fièrement aux côtés d’une condisciple elle aussi héroïque : «La décapitation de Marina Chafroff-Maroutaëff ne fut pas rapportée dans les journaux. Les Allemands se disaient qu’il valait mieux se la jouer discret. Ce n’était pas le moment de créer l’occasion d’un engouement, d’une admiration. Ils se souvenaient d’Edith Cavell2, l’infirmière anglaise dont l’exécution en 1915 avait indigné le monde entier et décidé les États-Unis à entrer en guerre, Les nazis devaient se garder de faire de Marina une martyre, craignaient les émeutes, et plus encore l’édification d’une légende.»
Dans ce roman intense, Myriam Leroy aura réussi le pari de faire co-exister sa voix avec celle de Marina, cette amazone ressuscitée. n

  1. «Le Mystère de la femme sans tête» de Myriam Leroy, éd. du Seuil, janvier 2023
  2. Edith Louisa Cavell, infirmière britannique fusillée par les Allemands pour avoir permis l’évasion de centaines de soldats alliés de la Belgique alors sous occupation allemande pendant la Première Guerre mondiale.