« L’homme qui a arraché quatre enfants à leur mère est mon père. Je suis né de sa fuite, quatre ans plus tard, en France. Comme si faire quatre orphelins ne suffisait pas. » Ainsi apparaît Alexandre Feraga, auteur et narrateur de cette histoire tragique » le Frère impossible ».

Par Dominique Lorraine
Mais en faisant l’impasse sur le service militaire (deux ans à l’époque), ce fugitif se collera en sus l’étiquette d’insoumis, encourant ainsi pas moins de quatre années de prison. Illico presto, le père a donc embarqué sur un bateau ses quatre enfants, des jumelles, un garçonnet de deux ans, Samir, et un petit dernier, encore bébé, du port d’Annaba pour rejoindre Marseille, puis la région parisienne.

« Des quatre enfants escamotés, il n’y a guère que Samir qui continue de croire à l’enchantement de ce départ ». Car tout a commencé par une fuite, et il y en aura hélas beaucoup d’autres.
— Où est maman ? demande la cadette.
— Votre maman va bien, répond le père.

Avec ce père, « les questions et les réponses ne s’emboîtent jamais ».
Khadija, l’épouse dévouée et aimante, n’étant pas du voyage, va se morfondre à Annaba, terrassée par la douleur, ainsi l’aura voulu la cruelle Zina, la mère de « Maurice », ce fils obéissant jusqu’à la soumission !
Nous sommes en 1977, la famille « allégée » s’installe à Sarcelles. Et le père peut donc « honorer la suite du contrat : prendre une épouse ». Dans un subit acte de rébellion, celui qui s’appellera dorénavant « Maurice », va refuser les prétendantes proposées par sa mère, pour vivre avec une Française de son choix, apprentie vendeuse en boulangerie.
Mais de tout cela, c’est au dernier-né, Alexandre, de payer, d’une certaine façon, l’addition.
Ni le père taiseux ni la mère effacée ne vont appréhender les sévices que Samir inflige à son demi-frère Alexandre : « Durant ses premières années, il avait nourri sa petite haine contre moi. Il avait été une menace permanente qui attendait son heure pour s’exprimer. Il me faisait peur par sa seule présence. Et j’avais fini par apprendre à ne pas l’approcher, comme une bête tient ses distances. »
C’est la façon qu’a Samir d’affronter la vie sans sa mère, faire subir aux autres son désespoir. « Malheureusement, Samir ne possède pas leur force [les jumelles]. Pour lui, le mensonge est insoutenable. Sa vie a basculé alors qu’il n’avait pas 3 ans. »

Alexandre, lui, pour résister aux assauts de son frère, s’invente un monde imaginaire, en se réfugiant dans les arbres ou en s’enfermant dans un placard : « Le placard n’était pas seulement peuplé de récits indolores et de fidèles compagnons littéraires. Il m’arrivait d’y déposer des secrets inavouables, des idées noires et des prières mortifères par lesquelles je cherchais une issue à ma courte vie. »
Coup de théâtre, en 1989, un évènement va secouer durablement Alexandre ; son père « Maurice » l’embarque seul pour un voyage en Algérie, sans aucune explication, comme toujours.
« Mon père avait passé son temps à tuer le pays natal, à étouffer toutes envies chez nous de nous rapprocher de nos origines. Il ne parlait pas l’arabe en notre présence, n’abordant l’Algérie que par des insultes et d’incompréhensibles références culturelles ou politiques. »

Au pays, le petit Alexandre sera aussitôt baptisé Habib et circoncis !
« Cet été-là, mon père m’a offert à ses parents comme gage de sa lâcheté. J’ai dû endosser tout ce qu’il avait tué en lui. J’ai dû changer de prénom et de langue. J’ai dû changer de corps. Un mutilé pour un autre. Une partie de moi n’est jamais revenue de ce voyage. »

Les années passent et les parents s’enfoncent dans une indifférence totale envers leurs enfants : « Mon père — dit Alexandre — a été un fantôme de chair et d’os que je croisais occasionnellement pendant les repas. » Pas de tendresse, seulement des coups. Le père boit de plus en plus comme pour noyer sa faute.
Dès lors tout se délite. Les jumelles fuient la maison familiale et Samir, devenu pourtant un graffeur célèbre, s’enfonce dans la délinquance.
« Mais la faillite du père est une peine indescriptible. Les sévices qu’il oppose aux errements de Samir ne sont pas une réponse. Il peut frapper autant qu’il veut, il pousse son fils vers la défaite. » Le fils maudit finit par fuir à son tour avec le petit dernier.

Après quelques années où il semble s’assagir, Samir va faire une rencontre fatidique à Paris, un prédicateur douceâtre, un adepte des Frères musulmans, qui va l’endoctriner et le pousser à partir en Afghanistan.
Samir va être l’un des premiers Français à avoir rejoint Al-Qaïda. Samir était conditionné pour devenir un martyr. Il trouvera la mort, en 2001, dans le secteur de Tora Bora, « poussière noire » en pachto.
Alexandre vit une adolescence difficile, tourmentée
« A cette époque, je traîne avec deux garçons que je connais depuis le collège. Des fils d’immigrés marocain et algérien. Avec eux, j’entrevois la possibilité de faire exister mon autre moi, Habib. Habib est comme un mort qui me parle depuis cinq ans. Sa voix recouvre tout. Un vacarme se superpose à un autre. Habib me questionne : comment ai-je pu le laisser vivre ça ? »

Adulte, il trouvera enfin, une main tendue dans une école privée catholique, où il s’occupera d’enfants handicapés, mais le spectre de son frère Samir ne le quitte pas.
«Samir a été impossible, lui-même, à revendiquer comme frère. Comme il était impossible, pour moi, de raconter ce que j’avais vécu à ses côtés », pensait Alexandre.
«J’ai écrit ce livre parce qu’il méritait mieux comme sépulture qu’une grotte afghane. Surtout, je voulais poser une question : pourquoi deux enfants de la même famille évoluent de manière différente ?»
On l’aura compris, ce roman, c’est une catharsis, comme un accouchement pour se délivrer d’un passé encombré. Une façon de solder un compte fraternel.
« Le Frère impossible », comme un torrent en furie, par vagues successives, nous emporte avec lui, avec une écriture limpide qui ne s’embarrasse pas de fioritures, de pathos.
Il aura fallu quatre livres2 à Alexandre Feraga pour écrire enfin ce roman nécessaire et pudique.

  1. « Le Frère impossible », Alexandre Feraga, Flammarion, 2023
  2. « Après la mer », 2019, roman autobiographique et récit initiatique tout à la fois, sur le difficile passage de l’enfance vers l’âge adulte d’Alexandre.