Des historiens de renom adressent une lettre ouverte au Président Tebboune pour leur faciliter l’accès aux archives nationales, notamment celles relatives au Mouvement national et à la séquence décisive de la Guerre de libération. Il s’agit pour eux de lever une interdiction en contradiction flagrante avec l’intérêt qu’accorde l’Etat à la connaissance et la transmission de notre patrimoine historique et mémoriel, et de faire sauter un verrou bureaucratique qu’aucune motivation politique ni autre ne peut raisonnablement expliquer. À moins de jouer la censure et d’empêcher délibérément la recherche de progresser.
PAR INES DALI
La difficulté d’accès aux archives nationales est devenue un véritable «parcours du combattant» pour les historiens et chercheurs qui finissent par l’assimiler carrément à un «verrouillage». Devant cet état de fait, ils ont adressé une lettre ouverte au président de la République (Lire ci-dessous la lettre adressée au président) dans laquelle ils l’interpellent sur «l’ouverture des archives nationales» et dénoncent «la problématique des dépassements par la Direction des archives nationales de ses prérogatives», en souhaitant que cette problématique soit «résolue» car, estiment-ils, elle «n’est pas sans impacter négativement les études historiques et le travail sur la mémoire nationale».
Cette lettre ouverte, signée par d’éminents historiens dont Mohamed El Korso, Daho Djerbal et Amer Mohand Amer, était attendue depuis longtemps. Elle est motivée par le fait que les chercheurs se plaignent que les archives demeurent fermées à la recherche et donc à la connaissance et la transmission de l’histoire algérienne. Il n’est pas normal de voir fermées aux historiens les portes d’un centre des archives qui est au cœur de la vocation d’être historien en plus d’être le coffre d’histoire et de mémoire de la nation.
Dans cette lettre ouverte, les historiens signataires revendiquent trois points principaux eu égard à «l’intérêt» du Président porté, écrivent-ils, à «l’Histoire nationale et plus particulièrement à l’Histoire du Mouvement national et la Révolution algérienne de façon particulière». C’est pourquoi ils lui demandent, primo, d’«ordonner l’application de la loi régissant les archives nationales, à savoir la loi 88-09 du 26.1.1988, sans qu’interfèrent des interprétations personnelles qui vont à l’encontre de l’esprit même des archives qui sont un patrimoine de la Nation». Secundo, de «mettre fin à toutes les entraves bureaucratiques qui viennent à bout des chercheurs les plus opiniâtres, parmi lesquelles le droit d’accéder au contenu des dossiers communicables en lieu et place des feuillets communiqués un à un aux chercheurs, et le droit de reproduire les fonds communicables sous quelque forme que ce soit comme cela a cours dans les différents centres d’archives à travers le monde». Et tertio, «l’application de la loi 88.09 du 26.1.1988 qui permettrait de rendre le Centre national des archives et les services d’archives de wilaya attractifs aussi bien pour les chercheurs nationaux qu’étrangers, de domicilier la recherche historique en Algérie et non pas à l’étranger» et, enfin, de «hisser la recherche et les études historiques ainsi que dans les domaines des Sciences humaines et sociales, à un rang académique mondial».
Ce problème qui perdure soulève la question cruciale de savoir à quoi servent les archives nationales si elles demeurent fermées au champ de la connaissance, de l’expertise et de leur diffusion via la recherche, l’institution universitaire puis par effort de simplification via à l’école. «La difficulté d’accès aux chercheurs dure depuis au moins une dizaine d’années et nous constatons des pratiques qui n’honorent pas l’institution des archives. Ce sont des pratiques de rétention de l’information, de même qu’il y a des problèmes bureaucratiques. Il s’agit tout simplement de verrouillage des archives nationales et aussi dans beaucoup de wilayas», a déclaré l’historien Amer Mohand Amer à Reporters.
Amer Mohand Amer : il y a «une sorte schizophrénie»
Cette lettre était devenue fortement prévisible dès lors qu’il a été constaté un paradoxe : d’un côté l’Algérie revendique à la France la restitution des archives et, d’un autre, prive les chercheurs algériens d’y avoir accès. Cela est d’autant plus aberrant que beaucoup de chercheurs algériens ont signé de grands travaux «non pas en fréquentant le grand immeuble des Vergers, siège des Archives nationales, mais en faisant l’effort du déplacement en France, à Vincennes ou à Aix», soulignent des observateurs. Ce qui est confirmé par l’historien Mohand Amer.
«Nous avons de réelles difficultés concernant l’accès des archives conservées en Algérie et nous ne comprenons pas pourquoi la loi n’est pas appliquée ni pourquoi les responsables de l’institution des archives empêchent les Algériens, et pas seulement les chercheurs, d’utiliser les archives publiques qui sont un service public. C’est un véritable parcours du combattant et ça dure depuis longtemps. Ce n’est d’ailleurs pas nouveau. La nouveauté aujourd’hui, c’est que des universitaires algériens interpellent le président de la République. Car nous sommes, aujourd’hui, dans une sorte de schizophrénie : on demande aux français de nous donner des archives qui leur appartiennent et on ferme les portes des archives en Algérie. Ce n’est pas normal», a déploré M. Mohand Amer.
Il témoigne également que pour ses travaux d’historien, il consulte des archives concernant l’Algérie à Aix (France). «Lorsque je me déplace à Aix, je peux vous dire que j’ai accès à des kilomètres d’archives et il me faudrait cent ans pour travailler dessus, alors qu’ici, quand on nous laisse entrer dans les salles, c’est sous surveillance que nous consultons ce qui peut l’être et, dans des cas, on consulte les archives feuillet par feuillet sans avoir le droit de les photocopier ou de les photographier par exemple».
Paradoxe
La lettre ouverte des chercheurs met à jour «le paradoxe» sur l’accessibilité des archives sur la mémoire et l’histoire au niveau national alors que la partie française semble avoir accompli selon sa politique et ses intérêts des avancées dans le règlement des archives. En témoigne le rapport Stora, qui est d’utilité franco-française, en témoigne surtout la décision récente du Président français Macron de déclassifier des archives en relation avec la Guerre d’Algérie et de les ouvrir au monde de la recherche.
Ce qui ne semble le cas en Algérie, puisque, selon M. Mohand Amer, «ceux qui gèrent les archives aujourd’hui en Algérie n’ont aucune connaissance des archives, de leur importance historique et mémorielle, de leur dimension politique et citoyenne. Ce n’était pas le cas avant, il y a une dizaine d’années, on pouvait travailler un peu.»
«On ne peut pas mettre des bureaucrates à la tête des archives nationales», a-t-il déploré, allusion à l’actuel responsable des archives nationales et conseiller à la Présidence sur la question de la Mémoire qui, selon des observateurs, «n’a envoyé aucun signe d’ouverture en direction des chercheurs et historiens», puisqu’il «garde sous scellés ce qui doit être à la disposition de la recherche», ce qui ne traduit «pas l’attitude d’un homme nourri du désir réel de faire connaitre l’histoire».
En somme, concluent les observateurs, «l’initiative du chef de l’Etat de revendiquer une amélioration du bilatéral algéro-français par le biais des volets historique et mémoriel a libéré la parole chez des historiens frustrés d’être amputés d’un outil de travail au point d’être soumis, une part de l’opinion le pense, à une censure caractérisée», ajoutant que «sans un écho favorable à cette lettre ouverte, toute revendication de l’appropriation des archives restera démonétisée par une pratique politique qui est tout le contraire de l’encouragement à l’écriture de l’histoire».
LETTRE OUVERTE A MONSIEUR LE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE POUR L’OUVERTURE DES ARCHIVES NATIONALES
Monsieur le Président de la République
Le devoir moral et donc le devoir national nous commandent de vous adresser la présente lettre ouverte dans l’espoir que soit résolue la problématique des dépassements par la Direction des Archives nationales de ses prérogatives. Une situation qui dure depuis deux décennies, ce qui n’a pas été sans impacter négativement les études historiques et le travail sur la mémoire nationale.
Monsieur le Président
- Malgré l’intérêt que vous portez à l’Histoire nationale et plus particulièrement à l’Histoire du Mouvement national et la Révolution algérienne de façon particulière,
- Bien que vous ayez décrété le 8 mai 1945, «Journée nationale de la Mémoire» et créé une chaîne d’histoire (Edhakira),
- Bien que vous ayez nommé auprès de votre personne un Conseiller chargé des Archives et de la Mémoire nationale,
- Malgré l’intérêt grandissant pour les questions de Mémoire,
- Malgré nos nombreux appels et protestations à travers les médias nationaux,
Nous n’arrivons toujours pas à accéder aux fonds d’archives, pourtant légalement communicables, particulièrement ceux portant sur le Mouvement national et la Révolution algérienne.
Monsieur le Président de la République
Nous vous sommes gré
1- d’ordonner l’application de la loi régissant les Archives nationales, à savoir la loi 88-09 du 26.1.1988, sans qu’interfèrent des interprétations personnelles qui vont à l’encontre de l’esprit même des archives qui sont un patrimoine de la Nation,
2- de mettre fin à toutes les entraves bureaucratiques qui viennent à bout des chercheurs les plus opiniâtres parmi lesquelles
Le droit d’accéder au contenu des dossiers communicables en lieu et place des feuillets communiqués un à un aux chercheurs,
Le droit de reproduire les fonds communicables sous quelque forme que ce soit comme cela a cours dans les différents centres d’archives à travers le monde.
3- L’application de la loi 88.09 du 26.1.1988 permettrait
- de rendre le Centre national des archives et les services d’archives de Wilaya attractifs aussi bien pour les chercheurs nationaux qu’étrangers,
- de domicilier la recherche historique en Algérie et non pas à l’étranger,
- de hisser la recherche et les études historiques ainsi que dans les domaines des Sciences Humaines et Sociales, à un rang académique mondial.
Monsieur le Président de la République,
Notre démarche s’inscrit au cœur même de la «Journée nationale de la Mémoire». Aussi sommes-nous convaincus d’être entendus.
Croyez Monsieur le Président de la République en notre profond respect.
Liste des signataires
- Mohamed El Korso, Professeur, Alger3, département d’histoire, retraité, ex. Président de l’association «8 mai 1945» ;
- Daho Djerbal, Professeur, Alger3, département d’histoire, Directeur de la revue «Naqd» ;
- Ahmed Charafeddine, Professeur, Alger3, département d’histoire, retraité, chercheur ;
- Ali Tablit, Professeur, Alger2, historien, retraité, chercheur ;
- Amar Mohand-Amer, Chercheur, Directeur de la Division «Histoire et mémoire», CRASC ;
- Mustapha Nouisser, Professeur, Alger3, département d’histoire, chercheur ;
- Lazhar Bedida, Professeur, Alger3, département d’histoire ;
- Affaf Zekkour, Maître de conférences, Université Hassiba Ben Bouali, Chlef, département d’histoire ;
- Allal Bitour, Maître de conférences, Alger3, département d’histoire.