Il y a trente ans et quelques mois naissait NAQD. Depuis, elle est devenue une revue de référence dont la meilleure définition, peut-être, se trouverait dans l’intitulé de la conférence-débat que ses responsables ont organisée à l’occasion du 25e anniversaire de sa création. Les chercheurs de tous horizons qui y avaient été invités devaient discuter de la question suivante : « Que signifie ‘pensée critique’ dans un monde en plein bouleversement ?». Quand on reprend la collection de la revue, on se rend compte que la ou les réponses à cette interrogation sont dans l’effort d’analyse et de réflexion critique que contiennent les numéros qui ont été publiés depuis fin 1991-début 1992 sous la plume de chercheurs algériens et étrangers sur la société, la culture, la politique, l’histoire, l’économie… Des pages et des pages sont à consacrer au parcours constant de NAQD, à la place qu’elle occupe de haute lutte et avec peu de moyens dans le paysage médiatique algérien et dans le créneau des publications spécialisées… En attendant qu’elles soient écrites, la parole à son directeur, l’historien Daho Djerbal. Entretien réalisé par Nordine Azzouz
Reporters : La revue NAQD que vous dirigez a bouclé récemment ses 30 ans d’activité. N’est-ce pas une performance dans un paysage éditorial algérien en crise ?
Daho Djerbal : La revue NAQD a franchi plusieurs caps. Le premier a été celui de la durée. Depuis la parution du premier numéro, celui de décembre 1991-février 1992, elle sort régulièrement au moins un numéro par an. Elle a réussi à occuper avec constance un nouveau créneau dans le paysage éditorial algérien. Le deuxième a été de maintenir une offre de qualité suivant les objectifs fixés dans son numéro inaugural par ses membres fondateurs. Le défi qui était de créer un périodique de qualité a été relevé, de même que celui d’avoir gagné et fidélisé un nouveau lectorat. Le troisième, et cela a été le plus difficile à mes yeux, c’est d’avoir préservé l’indépendance et l’autonomie de la revue quant aux sources de financement susceptibles de la détourner de sa ligne éditoriale. Sur ce front, les difficultés demeurent toutefois aggravées par la crise qui touche le secteur de l’édition.
La définition qui passe et circule aujourd’hui sur le contenu de NAQD est celui d’une revue à caractère universitaire, vous l’approuvez ?
NAQD n’est pas et ne se veut pas une publication académique des sciences humaines et sociales. Il s’agit d’une revue de la pensée critique qui obéit cependant aux mêmes règles d’une publication périodique à caractère scientifique. Elle est indexée dans plusieurs bases de données académiques, elle est présente sur des plateformes universitaires connues pour leur sérieux et leur crédibilité et cela même si elle s’adresse à un public plus large que celui des seuls universitaires et des centres de recherche. Les thèmes que ses auteurs proposent sont des sujets qui nous interpellent sur la durée. Des articles parus dans les années 1990 ou 2000 continuent de figurer dans le Top 10 des articles les plus lus. Il ne s’agit pas de papiers de conjoncture mais de sujets abordant des questions structurelles qui demandent un long travail de maturation, de réflexion et d’analyse.
Des questions sociales, politiques, économiques, d’histoire : des sujets qui ne vieillissent pas…
C’est bien cela. Ces questions sont aussi en relation avec les conflits internationaux et régionaux, les médias, la société civile, les migrations, la culture, l’identité. Mais aussi des sujets qui ne concernent pas l’Algérie uniquement. L’originalité de NAQD, c’est d’être, depuis le début, dans une logique comparatiste qui s’appuie sur le fait qu’on ne comprend pas très bien ce qui se passe sous nos cieux et devant nos yeux si on ne s’intéresse pas à ce qui se déroule ailleurs. Surtout si cet ailleurs nous ressemble ou présente des traits de similitude… On parlait plus haut de caps franchis par la revue, j’aimerais ajouter un autre défi que nous avons eu à relever : celui de la dimension maghrébine et méditerranéenne de la publication. À la création de la revue, il y a plus de trente ans, on s’était dit que parmi les règles à privilégier et à respecter, c’est d’avoir à chaque numéro une contribution d’auteurs du Maroc, de Tunisie, de la région MENA et d’Europe. C’est la mise en œuvre de cette règle qui a donné une ampleur incontestable à la revue. Elle s’est aujourd’hui ouverte à d’autres sphères géographiques, l’Asie, l’Extrême-Orient, l’Amérique du Sud. Au Sud Global, en fait.
Quand on consulte la quarantaine de numéros que vous avez réalisés depuis 1991-1992, sans compter les hors-séries, on se rend compte de la variété et de la complexité des thèmes abordés dans la revue. Comment les préparez-vous ?
Pendant un temps, et jusqu’au milieu des années 1990, NAQD a fonctionné avec un comité de rédaction constitué des membres fondateurs. 1996 est la seule année où NAQD n’est pas parue parce que je me trouvais aux États-Unis en tant que professeur visiteur. Dans le contexte tourmenté du terrorisme, des divergences ont apparu au sein de ce comité quant à l’orientation et à la ligne éditoriale de la revue. C’était un moment de crise qui s’est terminé par le départ de certains de ses membres. Depuis, le principe de fonctionnement est que pour chaque numéro, il y a un comité de rédaction ad hoc et non plus un comité permanent. Scientifiquement, il est plus logique que chaque thématique soit pilotée par des personnes versées et reconnues comme référence scientifique dans leur domaine. Financièrement aussi, puisque les auteurs ainsi que le directeur de la publication travaillent bénévolement. Le local qu’on occupe actuellement nous est amicalement prêté, parce que nous n’avons pas les moyens d’en louer au prix actuel du marché à Alger.
Vous disiez au début de cet entretien que les difficultés demeurent sur le plan financier…
L’aspect financier représente un vrai souci pour nous. Nous essayons d’équilibrer notre budget en distribuant la revue directement auprès des libraires. L’expérience d’un contrat avec un distributeur-diffuseur a malheureusement échoué. Le diffuseur exigeait du libraire un payement cash alors que celui-ci travaille selon le principe du dépôt-vente. Il ne peut empiler indéfiniment un grand nombre d’ouvrages sur ses rayonnages. C’est normal. Je vous laisse imaginer ce que c’est que de fonctionner ainsi dans un marché où l’édition est en crise et où le lectorat se rétrécit comme peau de chagrin. Nous évoluons dans un environnement hostile au livre et à la lecture. Aucune bibliothèque n’est abonnée à NAQD qu’elle soit d’université, de wilaya (à l’exception de celle de Tipasa), de commune ou Maison de la Culture. Nous avons une centaine d’abonnés particuliers, mais vu les prix de vente au numéro, il est impossible d’amortir le coût de production. L’équilibre financier de la revue nous est assuré par sa diffusion à l’étranger. Autrement, nous aurions arrêté de faire paraître la revue depuis longtemps. Aujourd’hui, plus de 100 centres de recherche dans le monde ont accès à NAQD par internet. Elle est disponible en français, en anglais et en arabe.
Sur la question du lectorat justement, vous avez fait depuis quelques années le choix d’une version papier bilingue, en français et en arabe. Mais on n’a pas l’impression qu’elle est lue par les lecteurs arabophones.
Ce n’est pas faux. Le constat que nous faisons est que le public arabophone est un lectorat de la presse quotidienne, du journal, et non pas des publications périodiques, mensuelles ou annuelles. La version entièrement en langue arabe du numéro Hors-Série réalisé avec les travaux du professeur Hartmut Elsenhans (1) nous est restée en stock, contrairement à la version en langue française qui est quasiment épuisée. Cela ne change en rien dans notre choix de continuer à nous adresser au lecteur arabophone en faisant paraître dans chaque numéro de NAQD une partie en langue arabe, même si cela nous occasionne des frais de traduction supplémentaires. Nous avons même pris la décision de mettre à la disposition du lectorat arabophone gratuitement nos textes en « open access » sur le web. Actuellement, nous négocions avec la plateforme Cairn pour la diffusion numérique en libre accès de nos articles en langue arabe. L’enjeu est important.
On revient aux 30 ans de NAQD. Il n’y a pas eu de commémoration de cet évènement, pourquoi ?
Par manque de moyens, malheureusement. Par la difficulté de trouver une salle, d’avoir les moyens financiers pour inviter et héberger nos auteurs. C’est donc, une commémoration restée en suspens.
On parle un peu du dernier numéro sorti tout récemment ?
Oui, c’est un numéro double, le 41/42. Il est consacré à la Guerre froide, un thème d’actualité pour plusieurs raisons dont celles inhérentes au conflit ukrainien. Mais pas seulement. Il existe aujourd’hui en différents endroits dans le monde où la guerre froide a laissé des traces qui demandent à être interrogées. On peut évoquer l’exemple de l’Irak, de l’Afghanistan, mais il y en a bien d’autres. Un pays comme la Turquie, qui a eu un rôle clé dans le passé et qui mérite aujourd’hui qu’on s’y arrête pour suivre son parcours sur la scène internationale. La Finlande et la Suède, qui s’apprêtent à rejoindre l’OTAN, sont des pays qui interpellent aussi. Sans parler de la Pologne ou des pays de l’Europe centrale et oriental.
Dans ce numéro, nous avons essayé d’aller surtout au-delà de l’intérêt porté habituellement aux grandes puissances tutélaires -comme les États-Unis et l’Union soviétique – pour porter notre regard sur leurs alliés respectifs et sur ce qu’on appelle les pays de la périphérie. Nous avons essayé de mettre au jour les jeux d’alliances et les revirements dans lesquels ils se sont engagés. Nous espérons avoir ainsi rempli notre contrat moral vis-à-vis de nos lecteurs et abonnés.
(1) Hartmut Elsenhans, Guerre de libération et voie algérienne de développement. NAQD Hors-Série, 2018.