Mercredi dernier, à l’occasion de la date-anniversaire du 1er novembre, la Maison de culture Ahmed-Aroua de Koléa a invité l’ex-ministre Kamel Bouchama pour une conférence sur le thème «Du mouvement nationaliste et de la résistance à la Guerre de libération». L’occasion d’un entretien avec cet infatigable arpenteur d’histoire et de mémoire algériennes.
Reporters : Soixante-quatre ans après le 1er novembre 1954, les questions d’histoire et de mémoire sont diversement appréciées par les générations qui se sont succédé depuis cette époque. Pour beaucoup de ceux qui n’ont pas vécu cette période, et cela remonte à 30 ans déjà, ces questions sont devenues des motifs de légitimation qui ont de moins de moins de facilité à passer…
Kamel Bouchama : Il est certain que pour la plupart des gens de ma génération – nous étions jeunes à l’époque de notre Indépendance – le passage de témoin s’est fait normalement et naturellement. Il s’est fait avec spontanéité, dans un climat et un esprit de continuité des idéaux de Novembre. Les moudjahiddine et les militants, nos parents, ne pouvaient ne pas nous inculquer cet amour du pays, à travers cette notion de militantisme, à laquelle s’ajoutaient les valeurs d’engagement, de détermination et de mobilisation pour le devenir de l’Algérie. Je parle pour ma génération, car, depuis le recouvrement de notre souveraineté nationale à aujourd’hui, 64 ans sont passés, et c’est autant de temps qui marque notre ancienneté dans le monde de la liberté. C’est-à-dire que ceux qui ont vécu ces années, où tout le monde croyait encore aux idéaux pour lesquels sont tombés les martyrs de la liberté, ils peuvent présentement se prévaloir de cette génération qui a été appelée à s’insérer dans la société d’alors pour mener un nouveau combat, d’une autre nature évidemment, après la bataille du destin qui a été imposée à leurs parents par les vicissitudes du temps mais surtout par le défi qu’ils se sont prescrits face à l’obstination de la colonisation. Maintenant, si je me dois de répondre à votre question, très honnêtement, pour ce qui est de la génération présente, 64 ans après l’Indépendance, j’ai le devoir de vous déclarer que pour ce qui est des heurts – auxquels vous faites allusion – il n’y en a pas eus, aucunement, parce qu’il y a quand même beaucoup de respect au sein de notre société, entre les aînés et les jeunes. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas ce conflit de générations…, il existe bel et bien, comme dans toutes les sociétés de ce 21e siècle. Mais, il faut signaler, également, qu’au vu de la génération de maintenant, c’est-à-dire la génération présente, ce passage de témoin ne s’est pas fait d’une manière naturelle et cela pour diverses raisons dont principalement les nombreuses difficultés qu’a connues le pays, notamment de 1988 à nos jours.
L’Algérie a connu depuis quelques années des fractures importantes, notamment durant la « décennie noire », et d’autres menacent de surgir. L’héritage des luttes nationales, un antidote ?
Oui, ce siècle a connu de grands problèmes, contraires à ceux de la guerre de Libération nationale. Et, d’entrée, nous avons accueilli ce début du siècle avec la «décennie noire», c’est-à-dire avec du sang, des centaines de milliers de victimes tombées par la bêtise humaine et la sauvagerie qui nous ont été imposées par le terrorisme. Ces «années de plomb» ou ces «années de braise» ont opposé l’Algérie et ses forces de sécurité, dont l’Armée nationale populaire (ANP), et divers groupes islamistes à partir de 1991. Un long combat, assurément, qui a coûté beaucoup à notre pays. Mais cela n’a pas atténué la volonté du peuple et de son Etat qui n’ont jamais accepté que ces forces du mal s’imposent ou décident à la place des véritables et authentiques militants qui s’inspirent des idéaux de Novembre pour s’acheminer vers le développement et le progrès du pays. Ainsi, malgré cette difficile et redoutable période qu’a connu l’Algérie, malgré également les pénibles moments de désuétude qu’elle vit présentement, ses enfants, solidaires dans le malheur et le bonheur, se sont imposés l’espoir de continuer leur engagement pour la soutenir et la faire sortir du marasme multidimensionnel dans lequel elle vit.
Quid du FLN, une formation que vous connaissez bien et qu’on crédite d’être proche de l’Etat et de la gestion de ses affaires ?
Pour ce qui est des partis du temps du nationalisme, on ne peut dire qu’ils ont échoué ou, à tout le moins, qu’ils n’ont pas été assez forts dans leurs différentes missions. A mon humble avis, il faudrait considérer leur démarche, si on les situe dans le temps et dans l’espace, comme étant positive. Car, on ne peut balayer d’un revers de la main des moments pénibles de combat, et pendant très longtemps, contre un ennemi qui était présent par son traitement inhumain, voire sa sauvagerie, à l’encontre de tous les nationalistes de notre pays, ces précurseurs de la révolution de Novembre. Effectivement, des précurseurs, parce que ceux-là qui ont fait Novembre ne venaient pas du néant… Alors, je peux dire, sans risque de me tromper, que tous ces militants, tous ces nationalistes ont mené à terme leur mission, et la révolution de 1954 a pu prendre son départ sur ce soubassement qui lui a été d’un grand apport. Maintenant, pour ce qui est du FLN et des autres formations politiques, d’aujourd’hui, je peux vous répondre aisément, et sans aucune aversion pour qui que ce soit, que de toute façon il n’y a aucune comparaison avec les anciens partis du mouvement nationaliste d’hier, ceux avant la déclaration du 1er Novembre 1954. Parce qu’aujourd’hui, il y a un autre climat et d’autres velléités qui font marcher les partis politiques, et ainsi leur alliance n’est pas intelligente, n’est pas rationnelle et encore moins stratégique. Quant au FLN d’aujourd’hui, eh bien, il navigue au gré des vents, sans aucune projection sur l’avenir… Dans votre question vous dites, pour gérer les affaires de l’Etat ? De quelle gestion vous parlez, quand les partis – soi-disant de la coalition – n’ont pas leur propre Programme, comme tous les partis du monde, du fait que tous se reconnaissent dans «un seul programme» en déclarant à haute et intelligible voix que ce dernier – le programme du Président – est le leur. Alors, notre question est la suivante. Est-ce que le programme du FLN actuel, qui est aussi le «programme du Président» s’occupe des infrastructures de base, de la construction des unités de production, de l’autoroute Est-Ouest, de la politique de l’enseignement primaire, moyen, secondaire et universitaire, de la politique de la santé, de la politique industrielle et des hydrocarbures, de la politique de la jeunesse, des sports, de la culture et j’en passe ? Quant à notre réponse, nous pouvons dire sans risque de nous tromper que le FLN d’aujourd’hui ne joue qu’une seule carte, celle de l’obligeance et de la flagornerie, au lieu d’aller expliquer, sensibiliser et mobiliser les militants qui, à leur tour, iront organiser les masses dans un mouvement citoyen pour régler de nombreux problèmes qui se posent à la nation, pour les engager à participer concrètement au développement du pays, par leur assiduité et leur productivité. Des exemples concrets, nous en avons à satiété. Nous ne donnons qu’un seul. Et nous disons : le FLN d’aujourd’hui s’est-il impliqué concrètement dans la crise qu’a connue l’ecole algérienne et qu’elle connaît jusqu’à maintenant ? Ce ne sont pas nos enfants qui en sont victimes ? Sans commentaire !
Toujours sur les partis politiques, un regard rétrospectif sur leur action dans le cadre du mouvement national dans sa diversité montre une « symbiose » entre dirigeants et militants et une présence de terrain étonnante par sa vivacité et son dynamisme….
Avant oui, parce qu’il y avait cette nécessité absolue, plutôt cette exigence, après des moments difficiles qu’ont connus les partis politiques, de passer à une autre vitesse, une vitesse supérieure, dans notre démarche pour la décolonisation de notre pays. Et là, s’est installée la symbiose de patriotes et non pas de partis, pour anticiper l’échéance tellement importante, capitale, vitale, qui s’appelait le recouvrement de la souveraineté nationale. En un mot, la délivrance du peuple par le biais d’une lutte armée, pour acquérir son indépendance… Aujourd’hui, malheureusement, on ne peut parler ou même espérer trouver cette symbiose au sein des partis ou particules qui se présentent sur le marché de la politique, pour la simple raison que d’aucuns ne sont pas représentatifs au sein du peuple, malgré les chiffres d’adhésions invraisemblables, du moins astronomiques qui sont lancés par leurs dirigeants.
Républicains, nationalistes, démocrates ou islamistes, les dénominations des courants politiques dans notre pays sont nombreuses, difficiles d’y voir clair pourtant hormis les discours…
Là, vous posez un postulat qui n’existe que dans les pays véritablement multipartites et donc, par excellence, authentiquement démocrates. Chez nous, puisque la plupart de nos partis ne se définissent pas dans ces catégories, comment parler de la classification et de la clarification qui n’ont pas encore cours chez nous, dans un paysage politique où seuls les islamistes ont affiché une identité religieuse avec préférence pour une théocratie et une adhérence totale à l’ultra libéralisme. Les autres formations politiques, compte-tenu de la situation, ont largement évolué par rapport à leur identité historique pour finalement adhérer à des principes de diversité et pour une économie de marché, plus ou moins, régulée par un Etat garant, dépositaire et gestionnaire de l’intérêt national.