Bien loin de nos étals et boutiques, ce phénomène optique a toujours fasciné l’humanité et généré d’innombrables symboles.

Par Ameziane Ferhani
Spectacle toujours merveilleux, l’arc-en-ciel est du point de vue de la science un photométéore qui apparaît dans certaines conditions, à savoir une concentration élevée de gouttes d’eau dans l’air et la présence derrière l’observateur de rayons lumineux émis par le soleil. En tant qu’effet purement optique, l’arc-en-ciel n’existe pas matériellement. Le phénomène s’appuie entièrement sur la vision humaine. Et comme chacun occupe une position unique dans l’espace et que son regard ne peut se superposer à celui d’un autre, il existe autant d’arcs-en-ciel que d’observateurs.
La récente décision du ministre du Commerce de retirer du marché national les produits affichant les couleurs de l’arc-en-ciel vient nous interroger –et ce serait son seul mérite – sur la symbolique du phénomène. Motif présenté, protéger la morale publique et préserver notamment les enfants et les jeunes d’influences pernicieuses. Outre que la mission de son département ministériel consiste plutôt à protéger le pouvoir d’achat des citoyens, c’est le fond d’un raisonnement spécieux qui nous intéresse ici.
L’arc-en-ciel a de tout temps fasciné les humains. Les Algériens ne sont pas en reste, eux qui, en ce moment-même, préoccupés davantage par la menace de sécheresse, aimeraient pouvoir contempler ces compagnons de la pluie. Aussi loin que l’on remonte dans le temps, et dans toutes les ères de civilisation, ce phénomène a captivé et intrigué, sollicitant la science pour l’étudier, la poésie pour le sublimer et la religion pour l’interpréter spirituellement.
L’arc-en-ciel est l’un des plus anciens symboles de l’humanité. L’empire Inca, qui divinisait le soleil, lui accordait une place importante, maintenue de nos jours par les communautés qui en sont issues et en ont fait un emblème de défense de l’environnement. Au XVIe siècle, la révolte des paysans allemands avait retenu le drapeau arc-en-ciel comme signe de ralliement. Dans les années 1960 et 70, les mouvements pacifiques dans le monde ont également choisi le fameux spectre de couleurs comme élément graphique central, au même titre que la colombe ou la branche d’olivier.
Le drapeau de la Paix est apparu pour la première fois à Rome, en 1961, lors des manifestations contre le nucléaire. Il y est réapparu, en 2002, pour dénoncer la participation de l’Italie à l’agression de l’Irak. En 2009, le mouvement écologique a adopté le Climate Flag, également en arc-en-ciel, pour la conférence de Copenhague sur le changement climatique. Plus proche de nous, d’autant que le nouveau stade d’Alger porte son nom, citons le discours d’investiture de Nelson Mandela en mai 1994 à Pretoria : «Nous prenons l’engagement de bâtir (…) une nation arc-en-ciel en paix avec elle-même et avec le monde. «Depuis, on parle de l’Afrique du Sud en lui associant cette expression. Même les entreprises ne se sont pas privées de ce symbole, la plus connue étant Apple, dont le premier logotype était une pomme arc-en-ciel croquée qui, par la suite, a été privée des couleurs pour des raisons graphiques.

«Lumière sur lumière»
Les exemples de symbolisation profane de l’arc-en-ciel sont nombreux. Pour la plupart des religions qui envisagent le phénomène comme une création divine, cette forte symbolique est liée aux significations spirituelles de la Lumière. Elles se retrouvent aussi bien chez les Gens du Livre, expression désignant les adeptes des trois grandes religions monothéistes, que chez les bouddhistes qui, en 1885 au Sri Lanka, ont adopté un drapeau de type arc-en-ciel à bandes verticales. Vu comme une passerelle menant les âmes vers le Divin, l’arc-en-ciel a été nommé «chemin du ciel» par de nombreux peuples, autant dans les îles du Pacifique, qu’en Nouvelle-Zélande, en Autriche, en Allemagne, en Russie, au Japon, en Norvège… Les Zoulous d’Afrique du Sud l’appellent «the Queen Arch». A travers le temps et l’espace, innombrables sont les références.
L’Islam et la civilisation qui en est issue ont magnifié la Lumière. La 24e sourate du Coran, An-Nour, comprend l’expression «Lumière sur lumière» (35e verset) que certains exégètes, au-delà de ses interprétations profondes, ont pu rapprocher de la superposition des couleurs dans un arc-en-ciel. L’imam Ahmed rapporte ainsi les propos de Abdallah Ibn Messaoud : «L’Ange Jibril est apparu au Messager d’Allah avec six-cents ailes dont chacune couvrait tout l’horizon et dont retombaient des rubis et des perles aux couleurs d’arc-en-ciel». Cette magnificence s’est traduite visuellement dans l’architecture islamique, celle des mosquées surtout, ainsi que dans la tapisserie, l’enluminure, la céramique ou les peintures sur bois qui s’inspirent souvent des couleurs de l’arc-en-ciel.
Ce n’est donc pas un hasard si la civilisation musulmane a donné à l’humanité l’immense Ibn el Haytham (965-1401), reconnu comme fondateur de la science optique contemporaine. Sur la base des travaux d’Aristote, il ne s’est intéressé que marginalement au phénomène de l’arc-en-ciel. Mais il a fourni les clés de sa compréhension en élucidant la consistance du rayon lumineux et son rapport à la vision humaine. Par la suite, Ibn Sina établira que la réflexion visuelle d’un arc-en-ciel s’effectue par les gouttes d’eau de pluie en suspension dans l’air, découverte enrichie par Ash-Shirazi. Enfin, Al Farisi mit en place tous les éléments qui permettront plus tard à Descartes et Snell de poser la conception scientifique actuelle de l’arc-en-ciel.
Il ne s’agit là que de quelques exemples illustrant l’étendue historique et géographique d’une symbolique commune, sous différentes formes et significations, à quasiment toute l’humanité. Quant à son utilisation par le mouvement LGBT (acronyme de Lesbienne, gay, bisexuelle, transgenre), celle-ci remonte à 1978, lors de la Gay-Pride de San Francisco. Faut-il, dès lors, reconnaître cette appropriation comme exclusive et accepter qu’un symbole aussi universel ne soit interprété que dans ce sens ? Faut-il qu’à chaque fois qu’une tendance, considérée comme honnie, s’approprie une forme ou une couleur commune, on en fasse la chasse en mobilisant les moyens et effectifs de l’État ? A ce train, on risque de supprimer tous les produits du marché car il serait aisé de trouver des relations formelles avec tel ou tel courant que l’on prétend combattre. Et quelle couleur ou association de couleurs n’a pas encore été utilisée et brandie dans le monde ? Le 4 janvier 2023, dans le Soir d’Algérie, Maamar Farah titrait son billet «Rezig veut une Algérie en noir et blanc». L’idée a déjà été mise en pratique par l’ancienne APC d’Alger-Centre pour les façades de commerces…
Les parents devront-ils un jour bander les yeux de leurs enfants à l’apparition d’un arc-en-ciel et en faire ainsi les seuls au monde à être privés de ce spectacle merveilleux que nos ancêtres associaient à de bonnes récoltes ?
Jusqu’à nouvel ordre, les sociétés qui avancent sont celles qui créent et promeuvent leurs propres symboles sur la base de leurs valeurs et accordent à l’éducation et la culture des jeunes générations toute l’importance qu’elles méritent. Que peut faire un emballage de produit quand une fillette de quatre ans –chose vue– manipule sans contrôle ni conseil un smartphone à la grande fierté de ses géniteurs, premiers responsables de son éducation ? Dérisoire affaire de packaging quand il s’agit plutôt de faire découvrir aux enfants et adolescents Ibn el Haytham, el Farissi et Descartes, leur apprendre ce qu’est un arc-en-ciel et sa symbolique millénaire, les élever dans la bienveillance et développer en eux les immunités dont ils ont besoin dans le maelstrom culturel de la mondialisation. Leur apprendre enfin à être fiers de leur pays en évitant déjà à celui-ci de faire l’objet de la risée internationale au moment où l’on parle de numérisation, d’intelligence artificielle et d’entrée dans le groupe des Brics ! n