En 2012, la rédaction de Reporters, encore à ses balbutiements, a eu l’initiative de solliciter à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance l’historien Omar Carlier sur les lieux de sociabilité et leur rôle d’éveil politique et nationaliste dans l’Algérie coloniale, un des domaines de recherche dans lequel il a excellé et formé plusieurs jeunes universitaires. Disparu le 22 octobre dernier, on publie en hommage à sa mémoire l’entretien qui suit.
Propos recueillis par Nordine Azzouz
Reporters : Une des originalités de vos travaux sur l’histoire du nationalisme algérien durant l’époque coloniale concerne l’intérêt que vous portez aux lieux sociaux et à leur rôle dans l’apparition d’un courant indépendantiste partisan et radical. Parmi ces espaces, le café a fait de votre part l’objet d’une intense recherche au cours de laquelle vous montrez son côté rassembleur et mobilisateur des idées patriotiques dans cette Algérie sous domination française. D’où lui vient cette faculté? De son histoire?
Omar Carlier : En effet, le café est un produit de la modernité ottomane. A la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, il fait son apparition dans les principales villes maghrébines où il y a une présence turque et devient un lieu constitutif des espaces publics citadins à cette époque. Au Maghreb, il aura, cependant, sa propre évolution et s’y opère, pour le coup, un décalage avec la Porte et les établissements du même genre à Istanbul. Dans son témoignage d’observateur étranger, Charles Marie de La Condamine dit que de tout ce qu’il a vu à Alger, ce qui l’a le plus frappé ce sont les cafés qui lui ont rappelé Paris et où le dey, précise-t-il, avait ses espions… En Algérie, donc, le lieu existe bien avant 1830. Très tôt, il suscite son lieu comme on dit. Il favorise la rencontre des personnes dans un autre espace que le souk, le hammam et la mosquée, et devient un foyer de discussion, de concertation et de diffusion de l’information, et prend, au regard des pratiques sociales urbaines, une dimension politique incontestable. Mais c’est au cours de la période coloniale qu’on voit sa nature et son impact se renforcer considérablement. Il sort des limites de l’urbain et gagne le monde rural et la montagne.
Est-ce à dire que le café n’existait pas dans les territoires situés hors des villes?
Le café est un lieu fondamentalement citadin. C’est un lieu d’expression de la citadinité quelle que soit la hiérarchie des endroits : que ce soit le micro-café à deux ou trois banquettes dans la Haute-Casbah d’Alger, le café de la Marine ou le café de plus grande dimension, à colonnades et avec une clientèle de rang social plus élevé. A l’époque précoloniale, le modèle ressemble peu ou prou au modèle égyptien ou ottoman, avec des localisations et des dimensions sociales distinctes. Il est au centre et il est à la périphérie : les cafés de Birmandreis, de Birkhadem et du Sahel d’Alger, dans la grande banlieue d’Alger de l’époque ottomane. Mais le café en tant que lieu est absent du monde rural. Il est visible dans les villes de l’intérieur comme Tlemcen, Mascara, Miliana jusqu’à Constantine, bien sûr. Il est présent de manière très ancienne à Bou Saâda. Mais le monde paysan de la plaine et de la montagne, qui connaît le café en tant que breuvage et boisson, n’a pas de lieu spécifique pour sa consommation. Cela changera avec le développement du réseau routier en parallèle duquel se développe le réseau des cafés et avec la multiplication, au XIXe siècle et jusqu’à la veille de l’indépendance, des centres de colonisation. Cette ruralisation du café précède celle, plus tardive, du hammam, autre lieu majeur de la culture citadine dans la grande tradition arabo-musulmane.
Dans le monde rural, le café n’aura ni la même fonction ni la même importance qu’il a dans le milieu citadin où il est en grande affinité avec les multiples transformations qui caractérisent l’Algérie des villes à la fin du XIXe siècle. Dans les agglomérations urbaines, il a partie liée avec ce que l’on pourrait appeler les prolégomènes de l’émergence d’une société civile. Il est en phase avec les débuts du mouvement associatif algérien et de la presse algérienne en langues arabe et française, et c’est un lieu que fréquentent les «Jeunes-Algériens » et l’élite locale montante de l’époque. Entre ses murs se pratique un nouveau lexique, se forme un nouvel imaginaire et s’affirme en creux comme en plein une conscience que l’on peut déjà considérer comme celle d’une communauté de type national.
Cela est particulièrement vrai dans les années 1920 et 1930…
Oui, ce sont des époques de transformations importantes et même majeures en ce qui concerne la pratique politique moderne. Ces années-là correspondent au début d’une scène politique et électorale disputée. Elles sont marquées par la montée d’une élite de lettrés algériens en arabe et en français et par la circulation toujours plus importante de la presse et de sa lecture au café qui joue un rôle d’activation de la rencontre sociale et lui fait prendre un tour politique. Les années 1920 et 1930 sont des moments où les associations et les clubs sportifs se développent, et quand ils n’ont pas leurs propres lieux, ils vont les chercher au café qui appelle ainsi une dynamique de groupe et de créativité associative. Plus qu’avant, le café devient, donc, un lieu politique et de politisation… Il devient un lieu d’appui pour de nouveaux acteurs sociaux, culturels et politiques. Il manifeste de nouvelles formes d’actions de pratiques collectives, organisées et associatives, et une effervescence nationaliste en liaison avec le développement de pratiques modernes de la politique au sein de la population algérienne de ces années-là. Ici, comme ailleurs, le café fait l’objet d’une surveillance et certains, en Algérie, seront fermés par les autorités coloniales.
Le café devient, donc, un marqueur culturel, social et politique…
Il devient un espace d’articulation culturelle, sociale et politique. C’est aussi un amplificateur des idées nationalistes et participe aux constructions politiques en relation avec le projet de se libérer de la domination coloniale. A Tlemcen, c’est au café Tizaoui où jouait l’orchestre d’El Hadj Larbi Bensari que Messali est repéré pour la première fois parce qu’il monte sur une table à l’occasion du passage de jeunes officiers turcs et s’exclame «Vive Mustapha Kamel Pacha».
A Constantine, des cafés qui sont des lieux de parole, de lecture et de controverse deviennent des relais et le foyer actif de liens politiques privilégiés entre telle ou telle pratique, tel ou tel courant. A Alger, comme dans d’autres villes d’ailleurs, le café se transforme en indicateur social et professionnel. Certains établissements sont célèbres comme le café de la Marine, le café Guellati ; d’autres sont fréquentés par la petite bourgeoisie montante ou par les traîne-misère, les affairistes, les cheminots, les dockers, les sportifs du football essentiellement et portent leurs noms d’ailleurs… Les artistes et les professionnels du spectacle de la génération Bachtarzi vont se trouver au Tantonville, mais ils ont aussi leurs propres cafés dans la Basse Casbah, du côté de Ketchaoua. Les troupes musicales ont aussi leurs points de chute. Pour elles comme pour d’autres, le café par excellence, c’est le café Malakoff, temple du chaâbi, successivement approprié par Hadj Mrizek et El Anka et qui mériterait à lui seul toute une étude. Dans l’immigration, le café aura le même rôle et peut-être davantage. A Paris en particulier, les cafés, ceux des 18e et 20e arrondissements et de la périphérie parisienne, sont, au-delà du local abritant les sections de l’Etoile nord-africaine et du PPA, des lieux majeurs où la pratique politique passe par le bas et fondamentalement par ces établissements fréquentés par les émigrés algériens. Ils deviendront même des bases logistiques pour l’effort de guerre du FLN en territoire français, puisqu’ils servent aux rendez-vous, au contact et même à la collecte des fonds pour la Révolution.
Le café est-il le seul vecteur des idées nationalistes?
Non. Il y a les associations et les cercles, dont celui de l’éducation à Alger qui est aussi un lieu majeur de la rencontre sociale, culturelle et politique et qui va, d’ailleurs, devenir le local de l’Association des oulémas en 1931 et un lieu essentiel de l’activité politique en 1936-37 au moment de l’articulation Front populaire-Congrès musulman. Il y a d’autres lieux traditionnels qui avaient une dimension politique comme la mosquée. En 1933, les prêches des islahistes de l’Association des oulémas, qui commence à avoir un impact substantiel, entraînent l’intervention de l’administration. D’autres endroits, parfois inattendus, servent de lieu de mobilisation. Il y a par exemple les boutiques d’artisan où l’on vient, comme dans les arrière-salles des cafés, écouter la radio qu’on n’a pas chez soi et qui devient un média majeur dès la Seconde Guerre mondiale. Il y a le hammam, le terrain vague, le cimetière qui a été aussi un lieu de la rencontre politique. Et puis, il y a la place publique en tant que telle et qui devient le théâtre de la mobilisation et de la démonstration. Surtout quand se développe la manifestation comme une des expressions de la pratique politique moderne. On le voit déjà en mai 1919 et en mai 1920, pour les Fêtes du travail auxquelles participe pour la première fois une partie du prolétariat et du salariat algérien. On le voit de manière encore plus spectaculaire au moment du Congrès musulman, notamment avec la grande manifestation du 14 juillet 1937, dont l’aboutissement à la place du Gouvernement (place des Martyrs) coïncide avec une prise de parole de Messali. Le drapeau algérien est brandi pour la première fois, même si ce n’est pas le même modèle que celui qu’on connait aujourd’hui. Et puis, il y a la grande manifestation du 1er mai 1945, qui va fonctionner à partir du réseau des cafés et qui va être utilisé par les organisateurs du PPA, sous couvert de ce qui est encore les Amis du manifeste et de la liberté (AML). La préparation est organisée et minutée depuis les sections périphériques du Grand-Alger, de Maison-Carrée (El Harrach) jusqu’à Bab El Oued, suivant un itinéraire qui suit les cafés où vont se retrouver les petits groupes militants. Je devrais évoquer aussi le cinéma et son influence sur les nouvelles élites citadines qui vont encadrer le Mouvement national, à travers les organisations associatives, syndicales ou partisanes. Tous les cadres du PPA des années 1930-40 sont cinéphiles.
Les bars, qui étaient fort nombreux durant la période coloniale, ont-ils joué ce rôle?
Les bars renvoient à une division communautaire liée à l’ordre colonial. C’est le lieu des Européens, même si un certain nombre d’Algériens vont y boire l’anisette. Inversement, les Européens, sauf des artistes, des libéraux ou des militants plus avancés, communistes ou syndicalistes, vont très peu à ce qu’on appelait les cafés maures, même s’il y a des échanges a minima, sous réserve de structure de convivialité relative par le biais du sport et surtout, plus intéressant encore, par le biais de la musique. La «moutribiya» est l’expression par excellence de cette convivialité et va se perpétuer sous d’autres formes, y compris avec le chaâbi jusqu’aux années de l’indépendance. Leur visibilité apparaîtra bien plus nette à la veille et au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Les rencontres militantes se faisaient aussi dans des lieux fermés comme les maisons de particuliers réputées être des espaces féminins…
La maison n’est pas un espace exclusivement féminin. On y trouve très souvent un espace réservé à la rencontre des hommes. Avec le développement des activités politiques, dans la dynamique des années 1930, il y a des maisons privées, même de gens de condition modeste, qui vont accueillir des militants clandestins. Il y a le vaste réseau des maisons ou des fermes qui ont pu abriter des réunions parfois importantes. Il y a la ferme Benouniche, une famille de la bourgeoisie algéroise, de statut important, par exemple. D’autres vont mettre leurs appartements au service du parti. On peut prendre le cas de figure le plus significatif, à savoir celui de Henni, dit Daki, un petit garçon coiffeur de l’avant-Seconde Guerre mondiale qui va évoluer progressivement, jusqu’à devenir un soutien financier important du parti à qui il mettra à disposition au moins deux de ses appartements, dont celui de la rue Marengo. Le logement ou la maison la plus modeste font partie du cadre matériel et humain de la mobilisation politique, surtout en temps de clandestinité. Ils s’inscrivent dans le cadre d’une politique qui se développe par le bas et va capitaliser des relations de proximité, de confiance et qui renvoient à la socialité du proche, la proxémie.