Après deux essais magistraux, intitulés respectivement «le Coup d’éclat-De la naissance du FIS aux législatives avortées de 1991» et «La Terreur sainte», Amer Ouali nous gratifie à présent d’un émouvant feed-back romancé de la décennie noire dans Bab el Oued, un quartier populaire de la capitale ; décennie atrocement subie mais héroïquement assumée par nos concitoyens, dont les deux personnages principaux du récit, Kamal, avocat franco-algérien célibataire, libertaire, et Narimane, professeure de littérature mariée, issue d’une famille conservatrice.
Par Kamel Bouslama

Voici, en effet, un roman dont on peut dire qu’il nous replonge de manière époustouflante dans l’indicible maelstrom de sinistre mémoire des années 1990. A telle enseigne que sa lecture a suscité des larmes d’émotion. Il faut dire que les nombreuses séquences du récit reflètent avec fidélité les sordides et cruelles épreuves traversées par notre pays durant cette inoubliable décennie noire.
Autrement dit, pour ce qui est de revenir sur cette période charnière de l’histoire contemporaine de notre pays, le présent roman a su rendre, de façon admirable, l’atmosphère pesante et oppressante qui prévalait alors à Bab el Oued, quartier populaire de la capitale. Terreur ayant suscité beaucoup de crainte notamment au sein de la communauté intellectuelle de l’époque, constituée d’hommes de science et de culture, en général, d’artistes, de journalistes et d’enseignants entre autres.
«Un roman sur fond de guerre» où, comme résumé en quatrième de couverture, «a lieu une improbable rencontre entre deux personnes que tout sépare : un avocat franco-algérien célibataire, libertaire, et une professeure de littérature mariée, issue d’une famille conservatrice. La rencontre fortuite, censée se terminer aussitôt qu’elle a eu lieu après une audience au tribunal où les deux protagonistes étaient dans des camps opposés, a fini par engendrer un amour tout à fait inattendu qui va être soumis à l’épreuve de la terreur. Une terreur alimentée et favorisée par l’apparition de complicités insoupçonnables de ceux qui travaillent pour les assassins. «Chaque Algérien est désormais un mort en sursis». Dès qu’on entame sa lecture, on s’aperçoit, en effet, que les deux personnages semblent presque incongrus sur cette toile de fond, laquelle évoque, à s’y méprendre, des séquences pas très lointaines du film «Apocalypse Now».
Eh oui, au fur et à mesure du déroulement du récit, et que le lecteur est amené à se déplacer dans une sorte de «chassé-croisé» entre des anecdotes qui cohabitent certes dans le même roman, entre le passé et le présent, mais respectivement durant des séquences événementielles assez proches, l’auteur nous fait toucher du doigt la contradiction interne de la culture et de la pratique du culte dans le monde arabo-musulman : ici, l’exaltation du meurtre, là, l’enthousiasme des conflits aux entournures «patriotiques», voire «nationalistes», bref mille et une formes sourdes, secrètes, de célébration de l’agressivité, «plutôt encadrée ou détournée qu’éradiquée».
Car là encore, cela interpelle en nous rappelant que durant quelque cinq décennies au moins, de nombreux intellectuels musulmans, en l’occurrence algériens, n’ont pas perçu le réveil imminent de la tutelle religieuse à connotation «cléricale». Ils n’ont pas soupçonné qu’à la fin du XXe siècle, en de nombreux points de la planète, le religieux allait de nouveau s’échapper des frontières étroites des convictions privées, pour déborder carrément dans l’espace public. Ils étaient loin d’imaginer que, emportée par les nouvelles formes d’intégrisme et d’idolâtrie, la religion redeviendrait une préoccupation – et une menace – d’ordre collectif.
On mesure aujourd’hui l’ampleur de leur aveuglement, le fanatisme religieux est redevenu un problème social et politique grave, à l’échelle mondiale et pas seulement algérienne. L’intolérance se répand comme un fléau planétaire, en s’autorisant de la religion avec une déconcertante facilité.
Un roman rare, interrogateur, antidote de toutes les incompréhensions
Autant le dire aussi, le roman joue en permanence sur la confrontation entre une réalité algérienne très contemporaine – dont Amer Ouali n’épargne à son lectorat aucune violence – et une fiction dans laquelle l’auteur s’implique personnellement. Dans son invocation finale, tout en dédiant à ses propres personnages cette traversée des «royaumes de la pénitence et de la béatitude», il les croque, sonde les caractères, décrit les comportements ; c’est une comédie humaine pour ainsi dire, un travail de sociologue, le tableau proustien d’un microcosme, de ses figures et de ses mœurs.
Autrement dit, Amer Ouali décrit de manière plus visuelle que sonore un contexte dont la confusion retranscrit l’incertitude haletante d’un temps comme suspendu, où règnent rumeurs mortelles et bruits dénués de sens, où les rêves naïfs d’héroïne et les actes de lâcheté sans nom semblent faire l’histoire. Grands-parents et parents, cousins et cousines peinent à finir leurs phrases, sans parler de leurs pensées ; ils ne peuvent vivre que des morceaux d’histoire, et les romances qui se nouent entre eux sont vite éparpillées par le vent des événements existentiels.
A supposer que les hommes y soient nécessaires, ils sont plantés ici et là, au hasard des jours, falots, impérieux, masqués, devenus «totems sans prêtresses» assidues ni même convaincues. Souvent, ce sont eux qui abandonnent, lâchent prise, ou se dédouanent en prenant la fuite. Une force d’évitement silencieuse et captivante règne et même gouverne l’univers subrepticement stressant, mortifère, dans lequel baigne désormais le lecteur. Sous cet angle, les dernières lignes, sans doute les plus poignantes, sont remarquables. L’émotion, là encore, pantelle à peine, telle une couleuvre passée sous une moto. Oui, du cousu main ; et les épingles dans la peau.
La suite de cette «petite» histoire dans la grande, tout le monde la connaît, et rares sont les compatriotes qui ne continuent pas d’en souffrir dans leur chair. Il reste qu’il faut lire ce roman. Afin que nul n’oublie, bien sûr. Et, bien entendu, afin que les enseignements adéquats, conséquents, puissent être enfin tirés pour que cette affligeante période de l’histoire contemporaine de notre pays ne se reproduise plus, ad vitam aeternam.
Un roman rare donc, interrogateur, antidote de toutes les incompréhensions et pourfendeur de toutes les intolérances. A lire et faire lire absolument et à distiller comme un parfum, comme un voyage intérieur dans la spiritualité, une quête où l’amour est un océan infini qui n’est que tolérance, humanité, humilité, compréhension et découverte de l’autre dans toutes ses composantes humaines, y compris dans ses différences. Pour tout dire, nous avons là, sous les yeux, un authentique message de savoir-vivre ensemble en paix entre les enfants d’un même peuple.
«De miel et de sang, un amour à Bab el Oued», roman d’Amer Ouali, Edition Maia, Paris novembre 2022.