Les derniers rapports publiés par Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) sur la situation économique du pays et les vents de colère et de polémique qu’ils ont soulevé dans les milieux politiques et parlementaires entre autres ont servi d’aiguillon aux questions que nous avons posées à Rachid Sekkak sur les réalités du terrain économique national. L’ancien banquier et économiste de renom répond par l’évidence que ce terrain-là reste synonyme de grandes difficultés à aplanir et par la nécessité de ne pas avoir peur de rapports internationaux qui, s’ils sont élaborés à partir de données gouvernementales nationales, sont aussi d’un schéma prospectif et prévisionnel. L’enjeu, aujourd’hui, selon M. Sekkak, est de « faire mentir » leurs pronostics. La condition, c’est d’assumer l’exigence d’un programme de réformes dont a besoin l’économie algérienne pour gagner en pertinence et en performance ; c’est vaincre les résistances au changement et d’engager au plus vite le dialogue et la concertation nécessaires à son application avec l’adhésion de la collectivité nationale… Entretien.
Entretien réalisé par Khaled Remouche
Reporters : Quelles sont vos remarques sur le dernier rapport de la Banque mondiale sur l’Algérie et la polémique qui en a découlé ?
Rachid Sekak : J’ai lu attentivement le rapport de la Banque Mondiale et je me pose une question simple, est-ce que tous les gens qui se sont exprimés sur ce rapport l’ont bien lu ou étudié ? Qu’est-ce qui est différent entre les constats faits par la Banque Mondiale est ceux déjà exprimés par Nabni, Care ou par certains économistes, dont je fais partie ? Je crois disposer d’une pratique suffisante des organisations internationales pour affirmer que ce rapport a été, préalablement à sa publication, soumis et commenté par notre Gouvernement.
La plupart des données contenues dans le rapport ont été fournies par nos institutions nationales ou construites à partir d’informations fournies par nos autorités. Il est aussi intéressant de constater que le rapport du Fonds monétaire international du 4 novembre 2021, relatif à la revue dite « Article IV », est beaucoup plus sévère pour notre pays, mais il n’a fait l’objet d’aucune remarque ni grief ! Je lis les rapports des organisations internationales depuis plus de 35 ans, et je vais vous surprendre, je pense que ces dernières ont plutôt fait preuve de beaucoup de complaisance sur les vingt dernières années et notamment face à l’inaction des différents gouvernements entre 2014 et 2019. Les faits sont là. Le diagnostic est largement partagé. Les défis économiques pour notre pays sont connus. Alors, laissons les économistes et les spécialistes des questions financières discuter de tout cela, comme cela l’a toujours été. Et surtout formons nos jeunes cadres et reconstituons des équipes pluridisciplinaires de haut niveau pour améliorer et moderniser notre gouvernance économique et aussi nous préparer à d’éventuelles négociations futures car, effectivement, les organisations de Bretton Woods ne sont pas « des enfants de chœur » et encore moins de « cœur ».
Les perspectives économiques à moyen terme publiées par le Fonds monétaire international (FMI) apparaissent bien sombres pour l’Algérie : baisse de la croissance, forte inflation, baisse importante des réserves de change. Quelles sont les actions prioritaires à entreprendre rapidement pour éviter ce scénario catastrophe ?
Le FMI considère que les perspectives, « l’Outlook » dans son jargon, de notre économie restent incertaines. La reprise observée en 2021 est jugée fragile. Les prévisions du FMI sur la période 2022-2026 apparaissent dans le tableau ci-dessous et sont effectivement alarmistes :
- Tassement progressif de la croissance
- Solde budgétaire qui reste fortement déficitaire et qui alimente une hausse importante de la dette publique interne
- Déficit du courant de la balance des paiements élevé
- Amenuisement progressif des réserves de change
- Risque inflationniste avéré.
Mais il ne s’agit que de prévisions ! A notre pays, à nous tous, de les faire mentir. Mais pour cela, il nous faudra agir vite dans un contexte compliqué et avec des marges de manœuvre de plus en plus réduites. Nous ne pouvons plus vivre avec les croyances et les certitudes du passé. Notre modèle économique basé sur la rente et la dépense budgétaire est obsolète et dangereux. Il dépend lourdement d’une variable exogène et n’assure pas sa reproduction endogène.
Le pays a encore l’opportunité de définir et de mettre en œuvre un programme de réforme de manière progressive, pour en atténuer le coût social, mais ne rien faire de concret en matière de réformes structurelles sur les 5 ou 7 prochaines années serait suicidaire vis-à-vis des générations futures et justifierait les prévisions du FMI.
Arrêtons de parler d’un « nouveau régime de croissance »… Donnons-lui, suite à une concertation nationale très large, un contenu concret adossé à un calendrier précis, soyons audacieux, agissons et mettons en œuvre celui-ci. Comme disent les Anglo-Saxons « Action is the Name of the Game ». Il est, à présent, urgent d’accélérer le rythme des réformes dont tout le monde, en dehors des rentiers, partage les objectifs.
Les rentiers sont nombreux à tous les niveaux de notre société. Notre pays est gangréné par les rentes, petites ou grandes, et la résistance aux réformes et au changement est sournoise et très étendue. Les réactions récentes en face de certaines modifications fiscales ont bien démontré ce postulat. Mais un Etat fort et impartial, et qui peut espérer être soutenu par la majorité de la population, peut mener le « combat » contre ces rentiers, notamment ceux de l’économie informelle. Ne nous trompons pas : il n’y a aucune méthode pour éviter le coût social associé aux réformes et le retour à la norme que, par ailleurs, personne ne veut « payer » !
Le coût social découle de la gabegie du passé. Il sera seulement possible que de le diluer dans le temps pour en atténuer les effets négatifs notamment sur la croissance économique et atténuer la résistance aux réformes.
Pour revenir, plus directement à votre question, je ne crois pas qu’il faille se concentrer sur les mesures prioritaires « à effet immédiat », mais sur des mesures dans la durée et en cohérence entre elles. Mais puisque que vous le demandez, quatre actions peuvent apparaître actuellement « comme prioritaires » dans l’accélération de la mobilisation et l’adhésion. Au-delà de la tentative récente de débloquer les projets d’investissement en cours de contraintes bureaucratiques trop lourdes et souvent ridicules, je pense aux axes suivants :le secteur du BTP peut être le vecteur d’une rapide reprise de la croissance. Dans ce cadre, il apparaît important que l’Etat règle immédiatement tous ses arriérés, et ce, même en ayant recours à des pratiques non conventionnelles.
rassurer les cadres de notre administration et de nos banques publiques, car la peur qui s’est installée est paralysante pour toute la machine.
restructurer, si nécessaire, sur des périodes longues des dettes des entreprises privées dans le secteur de la production qui souffrent, et ce, sur la base de leur capacité réelle à rembourser et non pas sur des critères de nature administrative hors temps économique.
proclamer une amnistie fiscale, bien que celle-ci ne sera pas, à terme, suffisante, car les « mauvaises habitudes » risquent de se reproduire à nouveau. Il faudra donc concomitamment une gouvernance et une régulation « impitoyables ».
Mais, encore une fois, il n’y a rien d’exhaustif avec ces propositions. Rappelons une nouvelle fois qu’il ne peut pas y avoir de mesure unique ou unilatérale, mais uniquement des mesures conjointes et en cohérence entre elles. Il ne faudra donc pas s’arrêter à ces mesures d’urgence.
Quelles sont les marges de manœuvre du gouvernement face aux fortes pressions inflationnistes qui pèsent sur le pouvoir d’achat des ménages ?
L’inflation forte est de retour. La Banque d’Algérie a signalé une inflation de 9,2% en octobre 2021. Cette inflation est largement importée et alimentée par la forte hausse des prix internationaux des produits alimentaires, des matières premières, de nombreux intrants industriels et l’envolée du coût du fret. Il est aussi indéniable que certains spéculateurs-rentiers en Algérie participent à l’amplification du mouvement. Par ailleurs, l’ajustement du taux de change observé au cours des deux dernières années n’est pas totalement étranger à cette résurgence de l’inflation.
Effectivement, les arbitrages de politique monétaire seront complexes : contribuer à la relance de l’économie, participer au financement du déficit budgétaire global, veiller à la viabilité de la balance des paiements, contenir les pressions inflationnistes et préserver les équilibres sociaux et le pouvoir d’achat des plus vulnérables sont souvent difficiles à conduire d’une manière ordonnée. Un rôle bien effectif de la politique monétaire dans la stabilisation macroéconomique est à espérer, dans la perspective d’une croissance soutenue à moyen terme.
Il faut aussi espérer que le phénomène inflationniste ne soit pas amplifié par la spirale prix-salaire induisant ainsi un complément d’inflation salariale.
Comment voyez-vous l’articulation des réformes économiques ou leur agencement ?
Il serait d’abord souhaitable que le pays se dote « d’une perspective à long terme » (dixit Mahmoud Ourabah dans « L’organisation d’une planification stratégique du développement économique de l’Algérie » Le Soir d’Algérie et El Watan, 20 juin 2020) qui devra guider le reste. Ce qui suppose la reconstruction d’une capacité prospective qui a malheureusement disparu.
Je ne peux qu’inciter « nos décideurs » à relire les propos documentés de Mahmoud Ourabah sur les lacunes de notre « développement institutionnel » et sur les contours d’une nécessaire « planification stratégique » pour notre développement. Ensuite, nous pourrions nous concentrer sur des objectifs ambitieux et mobilisateurs sur un horizon de sept ans. Mais au préalable, il est fortement souhaitable de se départir de certains dogmes qui polluent le débat économique actuel. La croissance pérenne pour le pays viendra du secteur privé ou ne viendra pas et tout le monde doit en être convaincu et agir dans ce sens !
Le recours à un endettement extérieur pour des projets de qualité ne doit pas être perçu comme un renoncement à la souveraineté nationale. Arrêtons d’injustement diaboliser la dette ! Mal gérée, elle conduit effectivement à des drames, mais correctement utilisée elle peut être un levier efficace. Des marges de manœuvre existent encore ou peuvent être dégagées pour un programme cohérent sur sept années visant à jeter les bases pour la construction ex-nihilo d’une véritable économie de production et surtout de libre entreprise.
Les grands axes de ce programme ont été décrits dans un article du 18 juillet 2019 dans le journal Liberté. Trente mois après, tout est encore possible ! Et ce d’autant que certaines des mesures proposées ont été annoncées par le programme du Gouvernement de 2021 et d’autres, moins nombreuses, sont en phase de réalisation. Le débat national, que nous proposons, pourrait le renforcer ou l’affiner, en le contredisant le cas échéant. Après le temps de la concertation et du dialogue, il faudra s’engager sur le programme avec détermination.
Quelle est votre appréciation sur le degré de transparence des institutions publiques et des grandes entreprises publiques ?
Force est de constater, et avec regret, que le niveau de transparence économique a fortement régressé chez nous au cours de ces dernières années. La « culture du secret » et du « confidentiel » en matière économique ne sert absolument à rien ; elle frôle le ridicule et alimente la paranoïa. Il est malheureux et regrettable que les analystes et les observateurs nationaux en économie soient obligés de commenter les seuls rapports économiques complets existants, ceux des organisations internationales. Et pourtant, le préalable à la définition d’un programme cohérent de réformes, qui soit mobilisateur, sera un état des lieux transparent de notre économie, supporté par l’abolition de la rétention de l’information et par un débat public.
Un débat national télévisé regroupant les experts nationaux et de notre diaspora apparaît souhaitable. Il ne devra exclure personne pour des raisons d’opinion politique, de langue ou de toutes autres différences. Il est grand temps de démasquer les « charlatans » et autres experts « autoproclamés » qui ne travaillent pas et racontent n’importe quoi sur les plateaux de télé et dans les journaux, ainsi que « les marchands d’illusions » qui sont dans la pure démagogie politique.
Comment le retour à la confiance, si capital, aujourd’hui, à la redynamisation de l’économie nationale, peut-il se construire ?
La confiance est une alchimie complexe. Mais le dialogue et la concertation sont des éléments incontournables pour reconstruire et renforcer la confiance. N’ayons pas peur de la contradiction ! De cette contradiction naîtront la confiance et l’adhésion. L’adhésion est indispensable afin que chaque citoyen se reconnaisse et participe à l’effort commun.
Dans le contexte actuel, un appel à l’effort partagé peut être entendu et aider à bousculer « les lassitudes acquises ».
Que préconisez-vous pour relancer l’économie nationale et atténuer en même temps les tensions sociales ?
L’équation est et restera complexe. Et, encore une fois, il n’y a pas de solutions miracles. Dialogue, concertation, adhésion, compétence, courage, lucidité, rationalité sont les maîtres-mots. Dans la durée, la paix sociale et la discipline citoyenne ne peuvent se construire qu’au travers d’une économie pourvoyeuse de croissance et d’emplois et dans une réelle participation populaire aux décisions.