Entretien réalisé par Sihem Bounabi
Reporters : Quel est, selon vous, le bilan de l’année 2921 de la pandémie de la Covid-19 en Algérie ?
Dr Mohamed Yousfi : Cette pandémie, qui a marqué l’humanité depuis deux années, a tout chamboulé, que ce soit du côté politique ou du système de santé, l’économie mondiale, les habitudes sociales, le rythme de vie… tout a été perturbé. C’est une pandémie que l’on n’a pas vue depuis plus d’un siècle et qui a eu un impact sur le monde entier dès le début. Maintenant, ce qui a marqué l’année 2021, que ce soit au niveau mondial mais aussi en Algérie, ce sont deux éléments importants. D’abord, le vaccin, qui est apparu fin 2020 et qui a commencé à être utilisé en 2021. Il a beaucoup contribué à la maîtrise de cette pandémie qui aurait pu faire encore beaucoup plus de dégât. Et le deuxième élément, c’est l’impact important au cours de l’année avec l’apparition du variant Delta. Ce variant a été très contagieux et très meurtrier avec des millions de morts dans le monde et des milliers de morts en Algérie. De ce fait, c’est clair que le vaccin anticovid et l’apparition du variant Delta sont les deux points importants de cette année 2021.
Justement, quel est le bilan de la campagne de vaccination contre la Covid pour cette année 2021, d’autant plus que l’on est loin de l’objectif du gouvernement d’atteindre les 70 % de la population avant la fin de l’année ?
Il faut noter concernant cette campagne de vaccination que le premier semestre de cette année on a eu un retard pour ramener le vaccin rapidement. Ce qui fait que lorsque la 3e vague a commencé, l’Algérie venait juste de recevoir le vaccin. Le constat est que lors de ce premier semestre, il y a une forte demande de vaccination, mais l’offre était très réduite. Mais au deuxième semestre, c’est tout à fait l’inverse. On s’est retrouvé avec un nombre important de vaccins mais une réticence importante de la population. Ce qui fait que l’on se retrouve dans ce paradoxe, en fin d’année, avec moins de 30% de la population vaccinée avec ce que l’on a vécu.
Et concernant le bilan de l’impact de l’apparition du variant Delta en Algérie ?
Avec l’apparition du variant Delta en Algérie, on s’est retrouvé avec une 3e vague meurtrière où on aurait pu éviter certaines choses. Je rappelle que pendant des mois, lorsqu’il y avait l’accalmie entre la deuxième et la troisième vague, on avait insisté sur l’application des mesures barrières. Malheureusement, il y a eu un abandon de ces mesures de la part des citoyens, mais surtout de la part des pouvoirs publics pour le contrôle et l’application de ces mesures barrières. Cette troisième vague a aussi été marquée par le problème de la disponibilité de l’oxygène médical. Pourtant, on avait eu un avertissement sérieux lors de la 2e vague, au courant des mois d’octobre et novembre de l’année 2020, et on avait averti et lancé des appels pour prendre des dispositions afin de faire face à une nouvelle vague. Malheureusement là aussi, nos appels n’ont pas été pris au sérieux et on s’est retrouvés avec des drames, des centaines de morts que l’on aurait pu éviter. Des personnes décédées devant nous sans pouvoir intervenir, faute d’oxygène. Ceci est inadmissible parce qu’ on avait alerté sur ces risques plusieurs mois auparavant, en interpellant les pouvoirs publics pour mettre les hôpitaux aux normes. Que ce soit concernant les réserves et les centres d’oxygène et se préparer en termes d’augmentation de production d’oxygène mais, également, de la distribution en termes de camion. Malheureusement cela n’a pas eu d’échos auprès des autorités. Je rappelle que lors du premier trimestre de cette année 2021, lorsqu’il y a eu cette période d’accalmie, beaucoup de personnes, y compris parmi les responsables, pensaient que la Covid était derrière nous. Pourtant, à ce moment-là, la pandémie faisait des ravages dans d’autres pays, mais on n’a pas retenu les leçons.
Pensez-vous que les leçons ont été retenues après les ravages de la 3e vague meurtrière qui a marqué l’année 2021 en Algérie ?
Justement, la leçon qui n’a toujours pas été retenue est la nécessité de la coordination entre les différents secteurs de la santé. Certes, il y a un plan sur le papier de la gestion des épidémies que l’on a réactivé le 23 janvier 2020, mais sur le terrain, il n’a pas été appliqué. Le constat amer est qu’il n’y avait aucune coordination que ce soit à l’intérieur d’un même hôpital, entre les hôpitaux de la même wilaya et entre les hôpitaux des différentes wilayas. Pourtant, cette coordination sur le papier existe, mais sur le terrain c’était inexistant. Pour preuve, des équipes médicales se retrouvent démunies pour orienter les malades vers tel ou tel hôpital et les malades se retrouvent ballotés d’un service à un autre et d’un hôpital à un autre. C’était l’anarchie totale. C’est un point sur lequel j’insiste, cette année 2021 a été aussi marquée par l’absence de coordination entre les différents acteurs du système de santé alors que sur le papier cela devait exister. Alors que l’on attire l’attention des pouvoirs publics à maintes reprises sur cette absence totale de coordination, j’espère que les leçons ont été tirées concernant cette coordination car c’est le point le plus important. Tout le reste vient avec la coordination car cela se répercute sur le nombre de lits d’hospitalisation disponibles, le renforcement des équipes de santé, d’assurer des places en réanimation. J’espère vraiment que les leçons ont été tirées autant en termes de coordination que de la disponibilité de l’oxygène. Pour information, on attend toujours à l’EPH de Boufarik l’installation de la centrale d’oxygène qui, pourtant, devait être installée il y a déjà plus de trois mois.
Cette fin d’année 2021 est marquée par la présence du variant Omicron en Algérie, selon vous, quelles seraient les conséquences de la propagation de ce variant en Algérie ?
Ce que nous avons comme information jusqu’à présent, c’est que le variant Omicron est beaucoup plus contagieux que le Delta, mais sa virulence est moins grave en termes de complications et de décès. Mais pour l’instant, chez nous en Algérie, le constat est que les malades hospitalisés ont été contaminés par le variant Delta puisque ce sont des formes graves qui nécessitent de l’oxygène.
Mais même si le variant Omicron, qui commence à se propager et finira par être dominant, n’est pas responsable de formes graves, il contamine beaucoup et il y aura forcément un plus grand nombre de personnes hospitalisées. D’où la nécessité d’imposer le respect strict des mesures barrières et accélérer la campagne de vaccination. C’est ce qui permettra de préserver des vies.
A ce propos, le gouvernement a annoncé le pass vaccinal. Est-ce que cela va contribuer à accélérer les vaccinations ?
Je tiens à rappeler que l’on insiste depuis plusieurs mois, malheureusement, on ne nous a pas entendus, d’appliquer les mesures barrières et surtout de les contrôler avec l’imposition du pass sanitaire pour la population. On a aussi appelé à la vaccination obligatoire pour tous ceux qui travaillent avec le public, c’est-à-dire certains corps comme celui des professionnels de la santé, de l’éducation et de l’enseignement supérieur, et les corps constitués, et jusqu’à présent, ce n’est pas fait. Maintenant, le gouvernement a décidé d’un pass vaccinal, mais il faudrait qu’il soit mis en application. Dans plusieurs pays, c’est l’imposition d’un pass sanitaire et vaccinal qui a permis de booster la vaccination. Aujourd’hui, avec l’apparition du variant Omicron, c’est le pass vaccinal qui est imposé car une personne vaccinée entièrement est le seul moyen d’être protégé des formes graves de la maladie et de la mort. C’est l’Etat qui est responsable de la santé de ses citoyens et c’est à lui de veiller à ce que la campagne de vaccination avance efficacement.
Comment voyez-vous l’évolution de la pandémie de la Covid en 2022 ?
Si on veut réellement maîtriser cette pandémie mondiale, il faut que la vaccination avance partout dans le monde, c’est la seule manière. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a chaque fois dénoncé l’attitude des pays riches parce qu’il faut impérativement améliorer le niveau de vaccination mondiale pour aller vers l’immunité collective. De plus, grâce à la vaccination, cela permettrait de diminuer la circulation du virus et ainsi diminuer les probabilités d’apparition de nouveaux variants.
Cette année a aussi été marquée par des mouvements de protestation des travailleurs de la santé, est-ce que les revendications ont été satisfaites et quelles sont les attentes des professionnels de la santé pour 2022 ?
Il faut tout d’abord savoir que cette pandémie a lourdement impacté les professionnels de la santé, qui sont toujours au front depuis pratiquement deux années. Ils ont aussi payé un lourd tribut en termes de contamination et de décès avec plus de 20 000 professionnels contaminés et plus de 400 décès.
Ces professionnels de la santé avaient mis de côté leurs revendications socioprofessionnelles pendant pratiquement près de deux ans. Malheureusement, les décisions du Président de la République en pleine pandémie au profit de l’armée blanche n’ont pas été appliquées, ce qui explique les mouvements des syndicats ces derniers mois. Il y avait une contradiction entre les déclarations du Président de la République et leur application sur le terrain, à l’instar de la prime Covid toujours versée en retard et arrachée difficilement, ainsi que les autres mesures qui ne sont toujours pas appliquées. C’est révoltant. Suite au mouvement de protestations de la Coalition nationale des syndicats de la santé, le ministre s’est engagé à ce que les décisions du Président de la République soient appliquées dans un délai d’un mois, on attend donc le début du mois de janvier pour voir quelles actions seront menées. Nous interpellons le Président de la République pour dire que la mise en place de ces décisions est un minimum de reconnaissance aux professionnels de la santé, dont les droits sont bafoués.
Concernant les praticiens spécialistes de la santé publique, en plus des problèmes qu’ils partagent avec les autres professionnels de la santé, depuis deux années rien n’a été fait. Pourtant, le ministre nous a reçus à cinq reprises, il y a eu quatre commissions mixtes mais sans résultat. Le SNPSSP a été obligé d’intervenir auprès du Premier ministère pour débloquer le concours qui l’a été dernièrement et qui a bénéficié à tous les autres corps. Sinon tous les autres dossiers sont encore en souffrance, dont les mesures initiatives et l’abrogation du service civil pour les médecins spécialistes, pourtant annoncés par le Président de la République au mois d’avril 2019. Mais rien de concret n’a été fait. Malheureusement, les conséquences, c’est l’hémorragie des spécialistes de la santé publique et des milliers qui sont en train de partir à l’étranger et dans le secteur privé. Là aussi, nous interpellons le Président de la République pour l’application tout simplement des décisions qu’il a annoncées.
Pour conclure, quels sont vos souhaits pour l’année 2022 concernant l’évolution de la pandémie et le secteur de la santé publique ?
J’espère que l’année 2022 marquera la sortie de la pandémie avec l’avancée de la vaccination pour permettre à l’humanité et aux professionnels de la santé de souffler après deux années difficiles. Concernant le système de santé, on vit depuis plus de trente ans dans un dysfonctionnement important avec des problèmes de gestion et des problèmes de ressources humaines qui, faute de prise en charge pour améliorer ces conditions socioprofessionnelles, des médecins sont en train de partir. J’espère que rapidement on pourra redresser le système de santé et qu’on tirera les leçons de cette pandémie qui a mis à nue ses dysfonctionnements. J’espère vraiment que les leçons seront tirées pour que l’on puisse rebondir rapidement avec un système de santé fort, qui permettra de répondre aux droits des citoyens à la santé et surtout pour encourager les professionnels de la santé et, particulièrement les spécialistes, à rester dans le secteur de la santé publique. et à l’image des autres pays du monde, faire du secteur de la santé publique la colonne vertébrale du système de la santé nationale.