Par Kamel Bouslama
A Laghouat comme à Ghardaïa, Biskra, Touggourt, El Oued…et même à Oran et à Bechar, des confréries religieuses toujours actives de nos jours sont généralement désignées par le terme usuel de «diwan», qui signifie assemblée, réunion, société. Le «diwan» qui, ici, nous intéresse en particulier est celui de Sidi Blal, dans la région de Laghouat.
«Pour qui n’a rien à faire, c’est tous les jours fête» (Théocrite, poète grec (-310/-250). En revanche, ce n’est pas tous les jours qu’on dispose d’écrits sur la fête. Si ceux-ci demeurent assez rares, c’est, observe-t-on, parce que les sociologues, les anthropologues et let ethnologues actuels s’intéressent plutôt au loisir en tant que phénomène civilisationnel, contemporain. Du reste, on considère ici et là que la fête est en voie de disparition dans nos sociétés modernes.
Dumazedier constate pour sa part : «Depuis 50 ans, les jeux et les fêtes contrôlés, dans les sociétés traditionnelles, par l’autorité religieuse de la communauté, ont été progressivement réduits pour être remplacés par les loisirs -bals, sports, télévision- qui échappent à cette autorité». Dans sa préface à la nouvelle édition de «Fêtes et civilisations», Jean Duvignaud dit lui aussi son désappointement : «Les fêtes ne sont plus ce qu’elles étaient, mais de tristes commémorations».
Pourtant la fête, selon le sociologue et écrivain algérien Wadi Bouzar, est «fascinante par la rupture qu’elle introduit dans la durée : l’homme, pour un bel instant, découvre que tout est devenu possible». Et cette possibilité, chaque fois renouvelée, se retrouve précisément chez certaines confréries -pour ne pas citer que ces communautés-là- encore vivante dans quelques régions d’Algérie. Celle des Noirs par exemple. A Laghouat comme à Ghardaïa, Biskra, Touggourt, El Oued…et même à Oran et à Bechar, ces confréries religieuses sont généralement désignées par le terme usuel de «diwan», qui signifie assemblée, réunion, société.
…Vaudou antillais, fête «close» péruvienne, candomblés brésiliens, jedba de Sidi Blal…
Le «diwan» qui, ici, nous intéresse ici en particulier est celui de Sidi Blal, dans la région de Laghouat.Pourquoi une telle dénomination ? Tout simplement parce que nous avons en illustration une confrérie se trouvant sous le prestigieux patronage de Bilàl, noir abyssin affranchi par le prophète dont il est devenu le premier muezzin, un des cinq premiers musulmans qui a islamisé la société grâce à laquelle les esclaves soudanais déplacés au Grand Maghreb y ont conservé quelques uns de leurs rites.
Le même phénomène s’est d’ailleurs reproduit avec le Vaudou antillais, la fête «close» péruvienne et les candomblés brésiliens (variété de macumba pratiquée dans l’Etat de Bahia). Mais l’islamisation des uns semble plus poussée que la christianisation des autres. «Les jours de fête ont été inventés par le diable pour faire croire aux gens que le bonheur peut être conquis en se laissant aller à ses pensées». Alors que les églises chrétiennes luttent en général assez vivement contre le Vaudou, d’ailleurs lui-même beaucoup plus violent, l’islam maghrébin, malgré les réticences et, quelquefois, les anathèmes de la part des puristes et des fondamentalistes, regarde avec indulgence et semble considérer comme inoffensifs les «diwan» de Sidi Blal.

La fête, un «mélange de cérémonie et de divertissement»
Trait essentiel et, en même temps, dénominateur commun de tous ces rites, le symbolisme de la possession et les états seconds qui en résultent au milieu des chants, des encens et des danses extatiques On peut sans difficulté rattacher ces phénomènes, fort spectaculaires et impressionnants, aux confréries analogues de l’Antiquité. Spécialement aux «thyades» ou «bacchantes» dyonisiaques, danses tumultueuses et lascives, comme les décrivent Platon, Aristote et Jamblique de la Catharsis.
Mais la fête, que Durkheim voyait déjà comme «un mélange de cérémonie et de divertissement », n’est pas seulement libération de pulsions refoulées, débordement ou licence. D’ailleurs on oublie trop souvent qu’en l’occurrence, on «fête» les morts. Et que la décoration d’une tombe correspond fréquemment à une forme de «divertissement». Elle (la fête) peut donc être reproduction de l’ordre établi…Ou volonté de renforcer la cohésion du groupe. Il y a alors «ouverture réciproque et momentanée des consciences entre elles». Du reste, quand elle est transgression, la fête a pour fonction de rajeunir le groupe, de lui permettre de revenir aux origines ou à ce qu’il considère comme tel.
Non seulement les limitations individuelles sont, à cet égard, dépassées dans «l’extase» et dans «l’orgia», mais aussi les maladies nerveuses virtuelles ou déclarées sont -comme dans le cas du diwan de Sidi Blal- guéries ou soulagées par la reproduction de leurs symptômes sur le plan de l’art et de la fête collective. Mircéa Eliade parlait, lui, de la «structure cyclique du temps, qui se régénère à chaque nouvelle «naissance» sur quelque plan qu’elle ait lieu». Autrement dit, le caractère répétitif cyclique de la fête simule l’éternité. Il y a dans celle-ci, ainsi que l’avait montré Marcel Mauss, un temps «mythique»
«Heureux celui qui mourut dans ces fêtes»
Mais restons avec la confrérie de Sidi Blal. Ici chaque génie, d’origine et de nom généralement soudanais, ou chaque saint de l’islam -généralement Sidi ‘Abdelkader- a son chant et son air mélodique et rythmique.
C’est surtout quand le «jeddab» (le danseur), saisi par «l’attrait», a «trouvé» l’air qui lui convient qu’il entre tout à fait en transes, devient «possédé», «habité» par le génie qui correspond à cet air et fait les gestes adéquats jusqu’au moment où il se convulse et s’écroule. «Heureux celui qui mourut dans ces fêtes» évoque ce soldat de l’armée coloniale d’Algérie, prisonnier alors d’une tribu de la région.
Les instruments du diwan de Sidi Blal sont le «qarqabou» (ou qraqeb, ou «chekchaka» par onomatopées), grandes castagnettes doubles de fer, très bruyantes et caractéristiques de la confrérie, les deux tambours, «dendouns», grande et petite «taria», la petite répétant toujours le rythme principal, la grande jouant un rythme secondaire et variant sans cesse).
Le jeu difficile du gumbri, petite guitare rectangulaire à trois cordes, n’est évidemment pas oublié. Sa ligne mélodique contraste avec le rythme étourdissant des castagnettes et contribue à créer une atmosphère mystique. Dès lors, «la fête place l’homme en tète à tète avec un monde sans structure et sans code, le monde de la nature où s’exercent les forces du «ça», les grandes instances de la subversion».
La «djedba» de Sidi Blal, ou la danse extatique
Rarissimes de nos jours sont les membres du diwan qui se risquent encore au jeu des couteaux : passés dans la fumée d’encens, ceux-ci sont brandis alternativement par chaque main avec des mouvements saccadés, vont, viennent, frôlent le ventre et les hanches, le zèbrent parfois de lignes roses. Finalement, l’un d’eux reste en l’air, immobile et menaçant, l’autre s’enfonce dans le ventre, creusant la peau sans la percer. Ici le jeu est un «don», le résultat d’une autorisation initiatique, qui n’est pas le fait de tous les adeptes, mais transmis d’individu en individu.
Moins dangereux, mais en revanche très harmonieux est le jeu des «boulalas», grandes cravaches en nerf de bœuf dont certains danseurs se flagellent en cadence, par-dessus l’une ou l’autre épaule, parfois le torse nu, parfois par-dessus les vêtements, ce qui est moins pénible. Geste caractéristique, souvent répété par trois ou par sept, pendant «l’idjeb», la danse extatique, ou pour passer les couteaux et les boulalas au-dessus de l’encensoir. Et de croiser et recroiser les poignets, gauche par-dessus droit, puis droit par-dessus gauche. Quand on entre et sort du triangle sacré où il faut être pieds nus, on touche la terre par respect pour les «mouals el ardh», les maitres du sol, autre euphémisme pour désigner les «djnoun».

La fête est ainsi fonction, comme tant de choses, de l’espace dans lequel elle s’inscrit ou dont elle s’empare
Les grandes lignes du diwan de Sidi Blal sont, à quelques nuances près, les mêmes que dans les autres diwans d’Algérie. Mais, par-dessus tout, celui de Laghouat garde quelques particularités : le sacrifice du bouc ou d’un bœuf, par exemple, a lieu au mouloud, dont la date, on le sait, varie selon le calendrier lunaire. Devant la «qoubba» de Sidi Abdelkader. Le caprin, orné de colliers et de soieries, aura été promené quelque temps auparavant par des musiciens quêteurs. Une autre grande fête a lieu en octobre, généralement au bout de la palmeraie et près du début de la grande séguia. On y fait un repas avec une dizaine de tètes de moutons et de chèvres cuites sur place en plusieurs marmites, une soupe d’harissa, blé écrasé et du couscous «merdoud» à gros grains.
Naturellement, tout se termine par de longues danses accompagnées des qaraqebs. La femme la plus vieille, saisie par l’attrait, la «jedba», danse avec une grosse pierre sur la tète.
Il ne faut pas confondre, insistent les spécialistes, les Noirs de Sidi Blal, dont l’implantation n’est généralement pas très ancienne, avec les Gouarir du Gourara, ou les originaires du Touat. Ces derniers sont peut-être une ethnie fixée au Sahara depuis très longtemps, ou des esclaves déplacés et fixés dans les oasis du Sud oranais depuis longtemps. Ils sont affiliés aux Taybia, font leur «dzkir», jouent au «tbol», mais non des «qarqabous», et ne connaissent pas le «gumbri». C’est, semble-t-il, souvent par leur liturgie qu’on peut discerner les différentes ethnies.
Dans tout le Sahara, il y a les «diwan» de purs noirs dont la liturgie ne se confond nullement avec celles «Haratines», presque aussi noirs de teint, mais plus petits et de traits différents. La fête est ainsi fonction, comme tant de choses, de l’espace dans lequel elle s’inscrit ou dont elle s’empare. Duvignaud l’a examinée à travers plusieurs cultures et sociétés.
Les participants plongent dans l’hypnose d’une transe qui libère
Par exemple à travers cette autre fête «close» à Cuzco (Pérou) en 1962. «Close», parce que, écrit-il, «le monde indien s’est enfermé, depuis la conquête espagnole, dans une furtive clandestinité». Là s’improvise une danse, «qui est une protestation contre la décadence séculaire». Et les participants «plongent dans l’hypnose d’une transe qui libère». Tout comme le «diwan» de Sidi Blal qui, lui aussi, libère indubitablement son «jeddab»
Alors, pour tout dire là aussi, question qui tombe naturellement sous le sens : dans la mesure où il est indéniablement éligible au classement par l’Unesco en tant qu’élément de patrimoine immatériel de l’humanité, le Diwan de Sidi Blal tel que mentionné par les nombreux écrits qui perpétuent sa renommée outre frontières ne devrait-ils pas figurer précisément au sein de ce patrimoine universel ? N’est-il pas grand temps de procéder au dépôt de son dossier documenté pour classement à l’Unesco en tant que patrimoine algérien fondé, prouvé et ce, avant que d’autres pays à la réputation d’usurpateurs -bénéficiant en cela de complicités ici et là- ne se l’approprient indûment, de façon subreptice au détriment de l’Algérie et ce, au nom d’une «maghrébinité» de façade ?
Il est donc grand temps que les responsables nationaux concernés sortent enfin de leur torpeur, se retroussent les manches et entreprennent de toute urgence le salutaire travail de réhabilitation et de défense de notre patrimoine national dans toute ses composantes. Sans quoi ce sont ces même pays qui, à la limite, pousseront le culot jusqu’à crier au voleur et nous traiter, toute honte bue, d’usurpateurs de ce même patrimoine qui pourtant nous appartient en propre, indéniablement.
(*) D’après Emile Dermenghem, in «Le pays d’Abel» / Chap. «Confréries et sanctuaires». Edition Gallimard, 1960 ; pp. 160 à 162
Des troupes artistiques ont récemment animé les journées de la musique Diwane à Bechar (*)
Six troupes artistiques ont pris part aux journées de la musique Diwane ouvertes pour deux jours (les 13 et 14 mai dernier) à la maison de la culture «Kadi Mohamed» à Bechar. Il s’agit de «Diwane Ahl Tarh», «Sidi Blal», «Diwane de l’association culturelle saharienne», «Jil El Waha», «Ahl Diwane» et «Gnawa de Ksar Bakhti», en compétition pour décrocher les trois premiers prix de ces journées dédiées à la musique Diwane. Cette manifestation culturelle qui s’est inscrite dans le cadre de la célébration du mois du patrimoine (18 avril-18 mai), aura permis au public de renouer avec cet art traditionnel dont la région de Bechar est l’un des fiefs nationaux, car abritant durant une décennie le festival culturel national de musique Diwane. La cérémonie d’ouverture de ces journées a été marquée par un spectacle de la troupe locale de chants soufis «El-Aïssaoua» dirigée par le Maâlem Baba. Les «Clous» de ces journées de la musique Diwane ont été les deux spectacles prévus hors compétition, à savoir ceux de Maalem Hakem, l’un des jeunes virtuoses du jeu du Goumbri, et de la troupe de Baroud «Diwane Sara».
(*) D’après le quotidien «L’Expression» du 14 mai 2023