En janvier dernier, le réseau Wassila de combat contre les violences faites aux femmes et aux enfants a pris part, avec le concours de l’Académie algérienne de développement des sciences médico-légales, à une «journée scientifique» sur la prise en charge des victimes de brutalités et d’atteinte à leur intégrité physique et morale. Une rareté ! Qu’on espère voir se transformer en coutume tellement le travail des deux acteurs est nécessairement complémentaire et important dans l’évaluation et la lutte contre les souffrances et les traumatismes portés chaque année à des milliers de femmes dans notre pays. Une opportunité aussi ! Pour rencontrer Dalila Iamarene, figure infatigable et de premier plan du réseau et faire avec elle le point sur un collectif qui cumule aujourd’hui plus d’une vingtaine d’années de militantisme pour les droits des femmes et l’égalité, et pour l’expertise thématique sur l’inquiétante question de la violence à l’égard des femmes. Entretien.

Entretien réalisé par Nordine Azzouz
Reporters : Le réseau Wassila change de locaux et d’adresse. Pourquoi ce changement ?
Dalila Iamarene : Notre association (Avife, Aide aux femmes et enfants victimes de violence) et le village SOS appartiennent tous deux au Réseau Wassila et celle-ci y a été hébergée pendant plus de 20 ans. Dès la création du Réseau, en 2000, l’administration d’alors nous avait gracieusement offert ce lieu pour les rencontres et pour l’accueil des femmes. D’abord installée dans un container aménagé, puis dans un chalet inoccupé, l’association bénéficie ensuite d’un deuxième chalet inoccupé. Le site offrait le bénéfice de l’anonymat pour les femmes et la sécurité. Nous avons toujours travaillé en partenariat avec SOS pour la prise en charge de certains problèmes des enfants et des mères du village, groupes de parole, suivi médical de certains enfants, le programme commun PRF a fonctionné depuis 2016, programme de soutien des mères avec enfants en difficulté. Tout ceci avec, parallèlement, des activités communes de plaidoyer et de publications contre les violences faites aux enfants. En 20 ans, nous avons vu grandir les enfants du village et devenir des femmes et des hommes !
En novembre 2022, le village est passé sous l’autorité du Croissant-Rouge algérien. Nous avons reçu de la part de sa tutelle, en décembre, l’engagement de bénéficier de 6 mois pour trouver un nouveau local et un chalet a été immédiatement libéré. Dès la fin janvier 2023, nous avons reçu l’ultimatum de la nouvelle administration pour sortir du village « dans les huit jours sinon vos affaires seront mises dehors », nous a-t-on précisé. Heureusement, nous avions déjà prospecté pour un nouveau siège, mais la manière dont « l’ultimatum » a été donné, par téléphone, sans correction et sans aucune forme officielle, nous inquiète quant à l’avenir des enfants.

Le réseau cumule aujourd’hui plus de vingt années d’activité et de militantisme. Qu’est-ce qui a changé ou n’a pas depuis tout ce temps sur le terrain des luttes pour les droits des femmes ?
Nos activités ces 22 ans ont été diverses, écoute téléphonique (plusieurs milliers d’appels) et d’accueil des femmes (plus de 2 000), de nombreuses rencontres de sensibilisation des intervenants à l’accompagnement des victimes. Personnels de la santé, juristes, journalistes se sont rencontrés en moyenne une fois l’an pour débattre des difficultés des victimes et des meilleures procédures à appliquer à leur accompagnement. Nous avons réalisé de nombreuses publications sur ces violences et proposé des mesures de lutte et de prévention. Nous estimons que l’écrit (en arabe et en français) est important et qu’il finit par avoir un impact sur la société.
Ce qui a changé c’est que notre travail a permis quand même une plus grande visibilité et dénonciation de ces violences et donné plus de courage aux victimes de parler et rechercher de l’aide. Ce qui n’a pas changé, ce sont les discriminations, la violence, car plus les femmes occupent de nouveaux espaces plus les violences se diversifient, même si la violence des proches est toujours la plus significative. Ce qui change, c’est l’aggravation des conditions socio-économiques et les nouveaux conflits qui traversent la société. Nous avons observé un besoin vital des femmes de s’assurer un minimum de sécurité économique, alors qu’elles sont à peine 18% à avoir un emploi, dans le secteur formel ou informel. Elles ont aussi le souci d’être informées du droit et des possibilités de s’en sortir en cas de problème professionnel, conjugal ou familial. Le célibat, plus important, des femmes (et donc des hommes) montre la difficulté économique à construire une famille, mais aussi un souci de s’assurer une vie conjugale plus équilibrée et plus sereine.

Cela ne concerne pas le réseau Wassila exclusivement, l’impression que l’on a aujourd’hui du travail de lutte et de sensibilisation des collectifs engagés pour l’égalité et la défense des droits des femmes est celle d’un certain retrait-recul par rapport à la forte présence qu’ils avaient auparavant sur la scène publique, il y a deux décennies ou plus. Partagez-vous cette impression ?
Les associations de femmes ont durement lutté pendant la période terroriste islamiste. Il a fallu des années pour se reconstituer après les horreurs vécues par la société, et reprendre des forces comme tous les collectifs. Vingt-deux ans, c’est aussi une nouvelle génération qui arrive avec de nouvelles visions de l’avenir et de nouvelles aspirations, mais affronte de nouveaux problèmes : une précarité aggravée avec la politique néo-libérale, un chômage important dans les familles, alors que 60% de filles sortent de l’université, l’insécurité du mariage, puisque la répudiation, la nécessité du tuteur matrimonial sont encore des discriminations inscrites dans la loi et la violence contre les femmes, une norme sociale malheureusement encore banalisée et acceptée.
Donc je ne dirais pas recul, mais nouvelles formes de luttes. Aujourd’hui, il existe de nombreux collectifs, groupes, associations de jeunes femmes à travers tout le pays, parfois entièrement informels, qui militent à différents niveaux locaux et autour de revendications diverses. Les collectifs, quels qui soient, associations, syndicats, ont toujours été des groupes minoritaires qui portaient les revendications d’une partie de la société. Par contre, les femmes de toutes les catégories sociales, de tous âges et de toutes les régions du pays se sont impliquées dans le mouvement du hirak, et ça c’est totalement nouveau. Elles ont occupé l’espace public en masse et montré qu’elles aussi avaient des choses à dire quant à l’organisation de la vie collective. C’est le résultat d’un mouvement de fond qui travaille depuis des décennies la société quant au rôle et au statut de chacun dans la vie sociale : femme, homme, enfant, adulte, personnes âgées.

N’y a-t-il pas la menace de l’usure dans un contexte politique et social où l’accumulation et la capitalisation des luttes ne va pas de soi, au contraire ?
Il y a d’abord une complexification de la société, l’aggravation des disparités socio-économiques, la constitution de nouvelles cultures de groupes plus marquées avec les derniers moyens technologiques, alors il est évident qu’il y a exigence d’un renouvellement des formes de luttes. Mais il faut faire confiance aux jeunes générations pour trouver ces voies, étant entendu que le changement est lent mais inévitable si la société veut continuer à fonctionner

Restons dans le contexte… Le Code de la famille a certes été amendé mais dans des limites qui ne correspondent pas aux attentes des militantes que vous êtes. Les amendements apportés en 2015 au Code pénal, qui pénalise le harcèlement au travail et les violences faites aux femmes, semblent souvent se heurter quant à leur application aux écueils sociaux, culturels et religieux qui « travaillent » en profondeur le corps social. Ces écueils sont-ils plus puissants que les textes de loi ?
Les amendements au code de la famille ont été très superficiels puisqu’ils ne visaient pas l’égalité des droits entre les citoyennes et les citoyens, mais essaient d’effacer les articles les plus scandaleux. Ils ne changent pas le statut de la femme dans la famille, on lui impose toujours un tuteur matrimonial quand elle veut fonder un foyer, elle n’a toujours pas de tutelle sur ses enfants, et quand bien même ses revenus ont participé au patrimoine familial elle n’aura que la moitié de la part d’héritage d’un membre masculin.
Quant aux articles sur les violences dans le code pénal, beaucoup d’aspects vont à l’encontre même de la loi, et nous avons dénoncé la clause du « pardon » avant même la promulgation de la loi. Il en est de même de l’utilisation de la « médiation » dans la procédure juridique alors que la violence est un délit. De plus, malheureusement, dans plusieurs situations de violence dans l’espace public, certains articles sont inapplicables. Devant notre étonnement de la non-application de la loi, des magistrats, des avocats, des médecins légistes, nous ont rétorqué qu’il n’y avait pas encore de « textes d’application » huit ans après la promulgation de la loi !!! C’est sûr que les résistances au changement sont fortes dans la société mais aussi dans les institutions !

Depuis son arrivée sur le terrain, le réseau Wassila a mis en place un dispositif d’écoute et d’accompagnement des victimes de violence. Comment est-il déployé concrètement et est-il suffisant ?
Notre centre d’écoute téléphonique reçoit des appels de tout le pays, nous avons donc une vision de l’état de la condition des femmes et des familles. La priorité est d’aider l’appelante à fixer ses priorités, chercher des soutiens autour d’elle, ensuite, dans les étapes de son projet, l’informer de la loi et des procédures. Tout ce travail l’accompagne pour récupérer sa confiance en soi détruite dans la violence. Une avocate et une juriste assistent les victimes dans les procédures juridiques. Bien sûr, c’est très insuffisant, un centre d’écoute devrait travailler 24H/24 et chaque wilaya devrait avoir au moins un centre d’aide aux femmes en difficulté, mais il n’y a rien en dehors de quelques grandes villes et c’est tout ce que nous pouvons faire à notre niveau.

Le réseau Wassila s’emploie à recenser les cas de violences faites aux femmes. De quels chiffres dispose-t-il aujourd’hui ? Et que disent-ils ?
Les chiffres dont nous disposons ne recensent que celles qui ont entendu parler de nous et peuvent appeler, ils ne rendent pas compte de l’ampleur de la violence dans la société. Ce que l’on peut en tirer (selon notre dernière étude sur les dix dernières années) ce sont des pourcentages. Les femmes qui nous sollicitent sont à 75 % dans la tranche d’âge de 20 à 49 ans. 70% sont ou ont été dans une relation conjugale. 50% n’ont aucun revenu personnel et 20% occupent un emploi aléatoire. 73% sont des mères de famille, ce qui les handicape dans la recherche de travail ou d’hébergement pour sortir de la violence. Les violences physiques sont subies par 70% des femmes quel que soit le statut matrimonial mais 87% des femmes mariées subissent des violences. Nous avons relevé des cas de tortures et des tentatives de meurtre à l’arme blanche ou par immolation, en la poussant dans le vide, et un cas de féminicide en 2022. Les agresseurs sont pour 74% les époux et ex-époux, 8% la famille et 6% la belle-famille.
Le silence recouvre encore souvent ces violences parce que les obstacles à l’autonomisation des citoyennes rendent difficile le dépôt de plainte. De même, l’état des familles montre qu’elles n’ont plus les capacités d’exprimer leur solidarité à leurs filles victimes de violence et à leurs enfants, parce que le logement est exigu, parce que la précarité empêche de prendre en charge de nouvelles bouches à nourrir.

Les cas de féminicides sont-ils en hausse ou est-ce qu’ils sont davantage médiatisés que par le passé ?
Jusqu’à peu, on considérait que « ces faits divers » faisaient « mauvais genre » dans l’image qu’on voulait donner de nous-mêmes. Avec les réseaux sociaux, il est plus difficile de passer sous silence les féminicides. Par contre, ce qui est nouveau, c’est la barbarie avec laquelle ces crimes sont commis avec parfois l’assassinat même des enfants. Le site Féminicides Algérie, en 2021 et 2022, a fait un travail remarquable de recensement, mais nous attendons plutôt des institutions qu’elles informent la société de ce qui se passe en son sein, c’est leur responsabilité.

Il y a un phénomène insupportable dans notre société, les victimes, même quand elles sont suppliciées à mort, n’échappent pas à la stigmatisation. Comment est-ce possible ?
Parce que dans l’idéologie commune et la version religieuse la plus conservatrice, l’homme a autorité sur les femmes, donc c’est un « droit » de l’homme que de « corriger » la femme et la remettre dans le « droit chemin ». Elle a dû commettre quelque chose de répréhensible pour être « punie ». Il y a aussi sûrement la rancœur de certains qui refusent les succès et les avancées de certaines catégories de femmes, alors qu’on les a formatés à leur « supériorité naturelle » sur les femmes et qu’ils sont en échec social. Ils en rendent les femmes responsables alors qu’ils devraient plutôt regarder du côté d’un système néolibéral qui broie tout le monde.

Sur la question des violences faites aux femmes, vous avez organisé récemment avec l’Académie algérienne des médecins légistes un séminaire au CHU Mustapha. C’est une première, n’est-ce pas ?
Nous avions déjà organisé en 2009 avec la Médecine légale de Mustapha une rencontre avec le Pr Mehdi. Aujourd’hui, c’est une nouvelle équipe avec le Pr Belhadj qui a le souci de développer ses méthodes scientifiques de travail. Nous sommes très satisfaites de cette coopération, car ils nous ont donné l’occasion d’exposer et de débattre des difficultés des victimes dans les diverses étapes de leur parcours juridique. Nous sommes très optimistes pour cette collaboration et une autre rencontre est prévue concernant l’évaluation de l’ITT (interruption temporaire de travail dans les cas de coups et blessures volontaires).

Ce séminaire annoncerait-il un rapprochement dans la durée entre le réseau Wassila et l’Académie des légistes ?
Nous avons toujours sollicité les institutions dans nos rencontres parce qu’un travail commun doit déboucher sur l’institutionnalisation de l’accompagnement des victimes à généraliser à tous les services de santé, de la justice. Nous essayons de travailler avec les institutions et les associations qui partagent notre vision du droit des femmes et des enfants victimes de violence, au meilleur accompagnement et à la meilleure réparation possible, médicale et juridique.