S’adapter aux mutations que connaît le monde, mettre sur les rails le train des réformes revendiquées par de nombreux Etats membres. Tels sont les grands défis auxquels l’organisation de la Ligue des Etats arabes est confrontée aujourd’hui dans un contexte interne bouleversé. Est-elle capable de les relever ? C’est à cette question que répond par des éclairages utiles l’enseignant-chercheur Chérif Driss.
Entretien réalisé par INES DALI
Reporters : La question de la réforme de la Ligue arabe, on en parle depuis des années, voire des décennies. Sur quoi devrait-elle porter à votre avis ?
Chérif Driss : La demande de réforme des structures et du fonctionnement de la Ligue arabe est, en effet, une question récurrente. Elle est posée régulièrement et de manière plus audible depuis une quinzaine d’années au moins, notamment par des pays comme l’Algérie. En réalité, son expression remonte jusqu’aux années 1970. Elle est motivée par la critique que la Ligue souffre d’une bureaucratie trop lourde – notamment en ce qui concerne le règlement du vote au sein de ses instances et qui est basé sur l’unanimité. Elle est également légitimée par la revendication d’un secrétariat général tournant, ce que refuse pour l’instant le pays hôte de la Ligue qui s’oppose à ce que le secrétaire général ne soit pas un Egyptien. Enfin, cette demande de réforme est expressément relancée sous la pression de l’environnement international et régional. Leur évolution montre qu’il y a de nouveaux défis et de nouveaux enjeux qui apparaissent. Les problématiques politiques ont changé. Les problématiques sécuritaires ne sont plus strictement militaires, mais économiques, environnementales et sociétales.
Le monde arabe ou ce qui est appelé ainsi est un espace conflictuel à différentes échelles. Il est habité par des crises parfois violentes, voire davantage. La demande de réforme a-t-elle un rapport avec cette réalité ?
Oui, elle a un rapport avec les crises internes que vous évoquez, mais on peut parler des guerres civiles qui ensanglantent certains pays au Moyen-Orient par exemple. Ces conflits et ces guerres requièrent de nouveaux mécanismes d’intervention et de gestion qui n’existent pas encore, faute de réforme. J’ai cité ces exemples, mais il y a tout un faisceau d’éléments qui concourent pour faire de la réforme de la Ligue – qui est l’une des plus anciennes organisations au monde avec les Nations unies, puisque elles sont nées toutes les deux dans le contexte de fin de la Seconde guerre mondiale –, une nécessité impérieuse, notamment au niveau de son fonctionnement.
Certains dossiers conflictuels du monde arabe ont la caractéristique d’être soumis à des agendas étrangers multiples. On pense à la Libye, au Liban, au Soudan, au Yémen… Ces agendas sont-ils réellement un frein à l’initiative de la Ligue ?
On observe que certains Etats membres de la Ligue encouragent ou font partie des agendas que vous évoquez. Cette réalité est un élément de réponse à la difficulté de la réforme et au refus de certains pays de l’assumer. Cette réalité indique pour une part, aussi, pourquoi d’importants dossiers de conflits et différends bilatéraux entre pays arabes ne sont pas réellement discutés et réglés de manière générale dans l’enceinte de la Ligue arabe. C’est toujours en dehors du cadre de la Ligue et avec l’appui de puissances externes que ces dossiers sont abordés, ce qui constitue un véritable paradoxe et une problématique sérieuse à résoudre par les Etats membres. La question est de savoir s’ils en ont réellement l’envie.
A suivre votre raisonnement, on se rend compte que l’incapacité des Etats de la Ligue à s’entendre se comprend en grande partie par le fait qu’ils sont eux-mêmes dans la difficulté de réformer leurs propres systèmes de gouvernances…
Depuis quelques années, notamment depuis les révoltes dites du «printemps arabes», de 2010/2011, la particularité de la plupart des conflits et des foyers d’instabilité observée dans le monde arabe est qu’ils ont un caractère endogène, en effet. Ce sont des insurrections ou des guerres civiles aggravées et internationalisées par l’intervention de certains acteurs internationaux et régionaux : des acteurs qui ont des intérêts propres, des agendas propres, en fonction des pays confrontés à des situations d’instabilité et de conflits structurels, et aux enjeux économiques et sécuritaires qu’ils représentent. Tout cela engendre des rivalités et des ambitions qui retardent ou rendent difficile d’y apporter des solutions.
En d’autres termes, il y a un croisement d’agendas à la fois régionaux et internationaux qui fait que pour chaque pays en crise, comme la Syrie, le Yémen ou encore la Libye, le chemin vers la résolution est très sinueux et devient très problématique. Les ingérences notamment régionales et internationales font que les populations de ces pays n’ont plus leur destin entre leurs mains.
D’où l’incapacité de la Ligue à intervenir efficacement…
Oui, face à la complexité de ces conflits, la Ligue arabe a démontré qu’elle n’est plus le cadre approprié pour régler ces problèmes et qu’elle doit chercher les moyens de se remettre dans le jeu. Une telle perspective n’est pas facile à réaliser, loin de là. La raison est que, outre la question de l’implication d’acteurs et d’agendas internationaux dans certains des dossiers clés dans le monde arabe, il y a le fait qu’au sein même de la Ligue il y a un jeu d’influence en fonction de la puissance de celui qui l’incarne. Des dossiers programmés à l’ordre du jour de différents sommets ont été évacués ou mis de côté en raison de l’influence et de l’intervention de pays et d’Etats considérés comme des poids lourds au sein de l’organisation. Ce n’est pas sans raison que ces sommets finissent par des déclarations générales et généralistes avec un discours diplomatique lénifiant et sans réel contenu par rapport à des questions aussi cruciales que celles que posent par exemple des pays comme la Syrie ou la Libye.
Parlons du sommet d’Alger et de la question palestinienne. La «Déclaration d’Alger» est-elle garante d’un «rassemblement» des factions palestiniennes autour d’un mode d’action commun ?
Je dois d’abord dire que réunir dans un même endroit et sous un même toit des factions palestiniennes qui ne se sont pas parlées depuis des années et qui dans certains cas se sont fait la guerre n’est pas un travail anodin. C’est quelque chose de considérable qui a été réalisé à ce sujet par la diplomatie algérienne et indicatif également de l’importance qu’accorde l’Algérie au règlement de la question palestinienne et le souci qu’elle a de pousser vers une réconciliation interpalestinienne. Sur ce point, la démarche algérienne est louable. Elle a du mérite à plus d’un titre. Il reste maintenant à savoir quelle sera la disponibilité des parties concernées des factions palestiniennes à traduire sur terrain les dix engagements qu’elles ont signés à Alger, notamment celui relatif à la reconnaissance par tous les groupes palestiniens de l’OLP comme étant le seul représentant légitime du peuple palestinien et à taire leurs divergences.
On imagine bien que, outre l’Algérie, il y a d’autres pays à considérer dans cette affaire de rapprochement des parties palestiniennes, notamment pour la tenue d’élections en automne 2023…
Bien entendu, pour réussir le processus d’unification, il y a également l’engagement de certains pays de la Ligue arabe, notamment ceux qui ont pris à bras le corps depuis des décennies la question palestinienne, à savoir l’Egypte et la Jordanie. Mais également les Etats impliqués dans l’aide aux Palestiniens, comme les monarchies du Golfe. Il y a aussi l’engagement des pays occidentaux et les pressions qu’ils doivent exercer sur l’Etat d’Israël pour revoir et cesser sa politique expansionniste, revenir vers l’accord de paix proposé lors du Sommet de la Ligue arabe de 2002, à savoir «la terre contre la paix». Le chemin pour la création d’un Etat palestinien viable est long mais pas impossible. Il implique la conjugaison au niveau arabe des efforts palestiniens et des Etats de la Ligue. Il implique l’engagement de la communauté internationale, notamment les acteurs clés, à savoir les Etats-Unis, l’Union européenne et la Russie, à faire pression sur Israël pour une «paix juste et durable».