Blida, vendredi 3 Janvier 2020. C’est le premier Hirak de l’année. A Bab Essebt, sur la place de la Liberté et dans l’allée qui la borde au nord, les inconditionnels du mouvement populaire sont là. Jeunes, vieux, hommes, femmes, certains drapés de l’emblème national, d’autres l’arborant très haut vers le ciel, d’autres encore tenant une pancarte, scandant un slogan ou chantant un air célèbre du Hirak…

De petits groupes se sont formés, les gens s’inquiètent, s’informent, discutent et conjecturent sur l’avenir du Hirak. « L’élection présidentielle, la mort de Ahmed Gaïd Salah, les propositions empoisonnées du nouveau Président et la libération des détenus dont tout le monde jubile, ne risquent-elles pas de porter atteinte au Hirak ?»
Doit-on désigner des représentants ? Doit-on discuter ? Négocier ? Avec qui ? Ne devrait-on pas garder le mouvement populaire tel quel pour le sauver du piège d’une structuration qui s’avère d’ores et déjà hasardeuse ? Le reproduire en tant que force de pression morale pour cette année encore et voir ensuite ?
Les gens sont angoissés à l’idée de ce qui risque d’arriver au Hirak qu’ils sentent affaibli et fragilisé par une succession d‘événements imprévus et d’autres impossibles de prévoir. Au 46e vendredi, les manifestants n’étaient pas très nombreux, «entre 450 et 500» tout au plus, selon Mohamed Mayouf. «Nous avons évité le pire… Des voyous en voiture, des Baltaguias, ont tenté vainement de nous provoquer… La sagesse a pris le dessus. Nous avons gardé notre calme et continué notre parcours jusqu’à la fin. » Mais peut-on continuer ainsi sans envisager d’autres pistes, d’autres alternatives ?
Mohamed Mayouf, un des aînés du Hirak et membre fondateur du groupe de « Placet Ettout », un des premiers groupes issus du Hirak, nous en parle franchement : « Nous devons impérativement choisir des représentants au Hirak pour lancer des négociations avec le pouvoir. Nous ne pouvons pas continuer ainsi. Nous avons perdu assez de temps déjà… Il y a, au sein du Hirak, des compétences, des jeunes très instruits, des universitaires qui peuvent honorablement représenter le Hirak et porter haut ses revendications ». En fait, de nombreuses approches sont développées pour y arriver, dont un choix par la base, en partant du quartier ou du Hirak hebdomadaire, la délégation de la représentation aux détenus d’opinion qui seront libérés, comme le pense Saïd, encadreur et organisateur du Hirak, ou de certains d’entre eux». Abdesselem, autre encadreur et organisateur du Hirak, pense qu’il faut «choisir les représentants du Hirak parmi les éléments les plus en vue du mouvement populaire, ensuite passer au vote sur la place publique ou dans une salle …» Kenza, ex-membre du «groupe des femmes» reste, quant à elle, sur ses gardes. Elle ne pense pas que le pouvoir a de bonnes intentions à l’égard du Hirak. «Le Hirak ne doit pas se structurer. Pas encore…», dit-elle. Elle pense qu’il est inutile de le faire, le pouvoir ayant infesté le mouvement populaire de ses éléments. « En cas de structuration, le pouvoir aura ses propres représentants au sein du Hirak ». Djamel Oueys, porte-voix du Hirak et élément très actif, pense, lui, qu’« il faut se structurer mais en dehors du Hirak qui doit rester cette force de pression morale qu’il a été tout au long de l’année 2019. Les Hirakistes peuvent constituer un ou deux partis politiques dans la perspective des prochaines élections législatives et locales anticipées… Ils auront ainsi les moyens de faire aboutir les revendications du Hirak. » Mohamed Abdallah, ex-membre des « Accompagnateurs Bénévoles », des « Braves de Blida » et du groupe de Bab Essebt, qu’il a créés lui-même, n’est pas d’accord. « Choisir des délégués, structurer le Hirak est une nécessité mais il est très difficile, voire impossible, de le faire. Les mécanismes que nous avons à notre disposition ne le permettent pas », confie-t-il dépité. Un autre Hirakiste, connu pour ses pancartes originales, pense que « la structuration du Hirak est un piège dans lequel nous ne devons pas tomber. Le pouvoir n’a aucune intention de discuter, toutes ces initiatives visent un seul et unique but, nous diviser et casser le Hirak ». Les avis sont partagés comme on le voit, ce qui complique la tâche déjà ardue du Hirak et celle du pouvoir aussi. 14H30. Kamel Bennia, le porte-drapeau, Saïd, Ahmed, Abdesselem et Tarek, les encadreurs du Hirak, descendent sur la chaussée, ils sont suivis par les manifestants. Les premiers rangs se forment. Un drapeau national géant est déployé, des portraits de détenus sont hissés aux côtés de pancartes qui reprennent l’essentiel des revendications du Hirak « Etat civil, non militaire », « Pas de dialogue avec le gang » … La manifestation s’ébranle enfin. Elle emprunte le même parcours, boulevard Larbi-Tébessi, avenue Ben Boulaïd, boulevard Mohamed-Boudiaf, avenue Amara-Youcef et retour à Bab Essebt, où elle est dispersée au chant de l’hymne national. La manifestation est menée au pas de course presque, pas de halte au niveau du siège de la wilaya ni devant la Sûreté de wilaya, les encadreurs, sous pression, ont évité pour la seconde fois consécutive le contact avec les éléments de la police. n