Ahmed Gaïd Salah, paix à son âme, est mort. D’une belle mort, il faut le dire. Il est parti sans crier gare, le matin du lundi 23 décembre 2019 à 6 heures, terrassé par une crise cardiaque. Ce que le système a fait de sa mort est une autre affaire. Ce qu’en disent et ce qu’en pensent ses détracteurs aussi. Idem pour ses laudateurs…
Ahmed Gaïd Salah est parti le cœur emplit de contentement, l’âme empreinte du sceau du devoir accompli. Il s’est éteint au terme d’une mission de normalisation visant le retour, au plus tôt, des institutions dans le giron d’une constitution décriée par le Hirak. Cet ultime combat, mené au pas de charge, devait se faire sans effusion de sang. Il devait aussi passer par l’organisation d’élections présidentielles et l’installation d’un nouveau président de la République avant la fin de l’année. Dans ce sens, on peut dire que le vieux maquisard a tenu parole…
Ahmed Gaïd Salah s’est éteint. Il s’en est allé sans donner l’occasion aux nombreux contempteurs au sein du Hirak comme ailleurs, qui rêvent de farfouiller dans sa carrière, ses affaires et celle de ses proches dans l’espoir de trouver quelque chose qui puisse déteindre sur son action récente et ses prouesses.
Sa mort, si elle le met hors de portée de telles attaques, n’épargne cependant pas ses enfants qu’on dit « impliqués dans certaines affaires à Annaba ». Ces derniers, désormais orphelins, ne peuvent plus prétendre à la protection paternelle du puissant général.
La justice pourrait très bien se charger d’ouvrir une enquête afin de les inculper ou les disculper au contraire et honorer la mémoire du défunt chef d’état-major qui disait, à propos de sa propre progéniture, à ceux qui voulaient bien l’entendre, que « la justice n’avait qu’à les convoquer pour les entendre… », et que si l’un d’eux « avait commis les faits reprochés, qu’il paie… ».
En s’éclipsant de la sorte, Ahmed Gaïd Salah renvoie tout le monde dos à dos, partisans et opposants au sein du Hirak, du pouvoir et des partis politiques. Il met chacun face à lui-même et face au défi de poursuivre le combat pour l’édification d’une Algérie nouvelle…
Ahmed Gaïd Salah a été, tout au long de cette année, un adversaire coriace mais digne du Hirak. Ce dernier le lui rendait bien aussi. Il s’est battu de toutes ses forces pour des convictions qui n’étaient malheureusement pas identiques à celles du Hirak, mais qu’il croyait les meilleures et les mieux adaptées pour l’Algérie. Ahmed Gaïd Salah n’a jamais été à 100% favorable au Hirak, ni franchement contre lui, il avait son idée, son plan et sa feuille de route, dès le départ. La route qu’il avait choisie ne coïncidait pas du tout avec le chemin emprunté par le Hirak. Hormis la proximité des points de départ en effet, les directions prises par l’un ou l’autre, Ahmed Gaïd Salah ou le Hirak, n’ont cessé de s’éloigner les unes des autres jusqu’à se perdre dans les méandres des luttes quotidiennes et intestines…
Têtu et obstiné, le vieux Général n’écoutait personne et refusait les compromis. Militaire discipliné, porté beaucoup plus sur l’action, il a participé, avec plus ou moins de fortune, aux principales guerres de l’Algérie indépendante : guerre des sables en 1963, Guerre du Moyen-Orient de 1967, Bataille d’Amgala… C’est donc en habitué des zones de combat et du contact direct qu’il a décidé de « descendre » sur le terrain du Hirak, les vendredis et mardis, afin de croiser le fer aux partis politiques de plus en plus présents, faisant montre d’un savoir-faire politique insoupçonné…
La lutte qui s’ensuivit transforma ces deux rendez-vous hebdomadaires en véritables champs de bataille et changea pour un long moment les rapports à l’intérieur, au sein du Hirak, et à l’extérieur, avec l’état-major et les partis politiques. Mais était-ce uniquement sa faute ?
Ahmed Gaïd Salah s’avéra aussi redoutable en politique qu’en art et matière militaires. Il manœuvra habilement contre la Présidence au tout début, en s’appuyant sur le peuple, source unique et détenteur exclusif de tout pouvoir dont celui de « pouvoir constituant » à travers les articles 7 et 8 de la constitution de 2016 pour lancer son idée de « l’application de l’article 102 ». Sans cette volonté populaire de voir partir le président, exprimée par millions et à maintes reprises, la manœuvre de l’état-major, qui tenait à se conformer à la constitution, aurait été vouée à l’échec. Mais grâce à la mobilisation populaire et aux articles 7 et 8, le Chef d’etat-major réussit à contraindre le président à la démission…
Il entra ensuite, en conflit sourd avec les partis politiques dont les éléments les plus actifs présents au sein du Hirak, avaient réussi à évincer et à remplacer complètement des groupes de jeunes engendrés par le mouvement populaire, qui encadraient et organisaient spontanément les manifestations hebdomadaires, veillaient sur le caractère pacifique du mouvement du 22 février et tentaient de faire barrage aux actions d’entrisme conduites simultanément par le pouvoir et les partis… Là aussi, le vieux Général réussit son coup en créant des clivages qu’il sera difficile au Hirak de surmonter…
Ahmed Gaïd Salah a été et restera un rude adversaire pour le mouvement populaire du 22 février. Il l’a été jusqu’au bout, jusqu’à la mort… Loin de se voir consolider, le Hirak risque, avec sa disparition en effet, de voir ses contradictions s’exacerber et ses divisions s’approfondir…