Douze mois après, le pays continue de souffrir d’une crise multidimensionnelle animée par une faillite économique et l’absence d’aide internationale que les Occidentaux conditionnent par le respect des libertés. Les Etats-Unis n’entendent pas libérer les actifs de la Banque centrale afghane, 7 milliards de dollars. Le manque de ressources, les salaires qui n’arrivent pas entament la cohérence du mouvement idéologico-religieux qui, après la neutralisation par un drone américain du chef d’Al Qaïda, Aymane Al-Zawahri, est à nouveau soupçonné d’abriter des foyers actifs du terrorisme djihadiste.
Synthèse Kahina Terki
Il y a un an, les Talibans reprenaient le pouvoir en Afghanistan. Après une offensive fulgurante, ils signaient leur retour à Kaboul après avoir régné en maître sur le pays entre 1996 et 2001. Les attentats en septembre de cette année-là contre les Etats-Unis, sur leur sol même, allaient les pousser à la clandestinité. Une époque presque oubliée aujourd’hui. L’image la plus fortement présente aujourd’hui est celle de l’effondrement et la fuite du régime d’Achraf Ghani soutenu par les Etats-Unis et l’évacuation précipitée des troupes américaines stationnées à Kaboul et en différents points de l’Afghanistan. Le 15 août 2021, les Talibans investissent le palais présidentiel dans la capitale afghane, signant le début d’une nouvelle ère politique et historique dans ce pays ravagé par des années de guerre et d’instabilité à tous les niveaux. Un an après, qu’ont-ils fait de leur prise de contrôle du pays ? Le gouvernement taliban a été nommé en septembre sous l’œil vigilant et directif des historiques du mouvement avec l’ambition de redonner un cap économique et socioéconomique au pays. Il comptait sur une aide internationale qui n’est pas venue, rendant plus grave les crises financière, économique et humanitaire dont souffrent les Afghans. Des millions d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté, beaucoup se sont endettés pour la première fois cette année et des familles étranglées ont dû choisir entre vendre leurs filles en bas âge ou leurs organes, rapportent les agences de presse occidentales. Le rigorisme idéologique et religieux des talibans et leur contrôle strict voire liberticide de la société ajoutent à leur malheur. Toute petite avancée dans le respect des libertés est sujette à dissension. Dans ce contexte, « vous avez un camp qui va de l’avant avec ce qu’il considère comme des réformes, et un autre camp qui semble penser que même ces maigres réformes sont de trop », explique à l’AFP Ibraheem Bahiss, analyste de l’Afghanistan pour International Crisis Group. La détresse économique de l’Afghanistan a commencé bien avant la prise de pouvoir par les talibans, mais celle-ci a poussé le pays de 38 millions d’habitants au bord du précipice.
Rigorisme idéologique et détresse socio-économique
Les Etats-Unis ont gelé 7 milliards de dollars d’actifs de la Banque centrale, le secteur bancaire s’est effondré et l’aide étrangère, représentant 45% du PIB du pays, s’est arrêtée soudainement. « Comment apporter de l’aide à un pays dont vous ne reconnaissez pas le gouvernement ? », s’interroge à son tour Roxanna Shapour, de l’Afghanistan Analysts Network (AAN). L’aide humanitaire face à des crises telles que le tremblement de terre de juin – qui a tué plus de 1 000 personnes et laissé des dizaines de milliers d’autres sans abri – est simple en revanche, dit-elle, car il s’agit d’une aide « apolitique, c’est une aide vitale ». Des fonds sont également acheminés par avion pour financer l’aide alimentaire et les soins de santé. Mais l’aide pour des projets à long terme est plus complexe. « Si vous entrez dans le pays et dites ‘Je vais payer tous les salaires des enseignants’, c’est très bien », estime Roxanna Shapour. « Mais alors, que feront les talibans avec l’argent qu’ils ne dépenseront pas pour les salaires des enseignants ? ». La pauvreté, plus marquée dans le sud du pays, a atteint un niveau désespéré, exacerbé par la sécheresse et la hausse des prix depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, selon divers témoignages recueillis par les médias internationaux et les ONG. Certains talibans ont beau vanter un nouveau type de gouvernance, pour beaucoup d’observateurs, les changements opérés jusque-là restent superficiels. Des gages avant tout «symboliques» pour amadouer l’Occident – qui a financé le pays sous perfusion de l’aide extérieure depuis 20 ans -, et ne pas rester coupé du système financier mondial. La technologie ou les relations publiques ont fait leur apparition dans le quotidien des fonctionnaires de Kaboul, les matchs de cricket sont applaudis dans des stades pleins à craquer et les Afghans ont accès à l’internet et aux médias sociaux. Les filles peuvent aussi fréquenter l’école primaire et les femmes journalistes interviewent les responsables du gouvernement, ce qui était impensable lors de la première expérience au pouvoir des talibans dans les années 1990. « Il y a certains cas où nous pourrions pointer une évolution politique mais soyons clairs (…) nous sommes toujours en présence d’une organisation qui refuse de dépasser certains points de vue dogmatiques très rétrogrades », estime Michael Kugelman, spécialiste de l’Afghanistan au sein du groupe de réflexion Wilson Centre. De nombreuses écoles secondaires pour filles restent fermées et les femmes exclues des emplois publics. La musique, la chicha et les jeux demeurent strictement contrôlés dans les zones conservatrices, tandis que les manifestations sont écrasées et que les journalistes se retrouvent régulièrement menacés ou arrêtés. Dans le même temps, les nouvelles autorités ont ignoré les demandes occidentales en faveur d’un gouvernement inclusif et l’assassinat du chef d’Al-Qaïda Ayman Al-Zawahiri à Kaboul la semaine dernière relance les doutes sur l’engagement des talibans à renoncer aux liens avec les groupes extrémistes. En mars dernier, le chef suprême des talibans, Hibatullah Akhundzada a pris de court tout le monde en annulant la réouverture des écoles secondaires pour les filles. Plusieurs analystes y voient le souci de ne pas avoir l’air de capituler devant les chancelleries occidentales. Il a ainsi anéanti les espoirs de rétablissement des flux financiers internationaux, suscitant des critiques jusque dans le commandement des talibans à Kaboul, dont certains se sont ouvertement prononcés contre cette décision. D’autres mesures rappelant le premier règne brutal des talibans ont suivi, au grand dam des diplomates étrangers – qui rencontrent régulièrement le cabinet du gouvernement mais n’ont pas accès au chef suprême. C’est depuis Kandahar, berceau des talibans, que le très secret Hibatullah Akhundzada et son puissant cercle rapproché d’anciens combattants et de religieux continuent d’imposer leur interprétation rigide de la charia. Ses conseillers prétendent que le pays peut survivre sans revenus extérieurs, même si tous ont conscience que le déblocage des avoirs gelés à l’étranger constituerait une bouée de sauvetage. « Nous savons que les talibans peuvent être mercantiles, mais ils ne peuvent pas apparaître comme tels », confie un diplomate à l’AFP. « Les décisions qu’il (Akhundzada) a prises jusqu’à présent sont toutes fondées sur l’opinion des érudits religieux », affirme ainsi Abdul Hadi Hammad, directeur d’une madrassa et membre d’un conseil religieux proche du chef suprême. « Les besoins des Afghans restent les mêmes qu’il y a 20 ans », renchérit Mohammad Omar Khitabi, l’un de ses conseillers. Une ligne partagée par le responsable du ministère de la Promotion de la vertu et de la Prévention du vice, Abdul Rahman Tayabi, un autre collaborateur du leader suprême. « Notre peuple n’a pas trop de demandes, comme les gens d’autres pays pourraient en avoir », assure-t-il à l’AFP. Hibatullah Akhundzada, dont personne n’ose pour l’instant contester l’autorité, ne cesse de rappeler la nécessité pour le mouvement de rester uni. Selon certaines sources, il s’efforce de maintenir un équilibre pour apaiser les tensions entre plusieurs factions rivales. Mais déjà, la colère monte au sein de la base des talibans. « Les gardes talibans, qui reçoivent de bas salaires et en retard, sont mécontents », a déclaré un responsable taliban de rang intermédiaire basé dans le nord-ouest du Pakistan, sous couvert d’anonymat. Beaucoup sont retournés dans leurs villages ou au Pakistan pour trouver un autre travail, a ajouté une deuxième source talibane. Les tentatives des talibans de diversifier leurs sources de financement grâce à l’exploitation lucrative du charbon ont déclenché des luttes intestines dans le nord, exacerbées par l’ethnicité et le sectarisme religieux. Ces tensions croissantes risquent d’aggraver le repli conservateur au sein du mouvement, selon M. Kugelman : « Si les dirigeants talibans commencent à sentir de réelles menaces pour leur survie politique, pourront-ils changer ? »
Source AFP