Le Festival d’Avignon (5 au 25 juillet 2021) a baissé rideau. Malgré les impératifs sanitaires (Pass Covid et masques obligatoires), cette 75e édition a pu se tenir à la plus grande satisfaction des spectateurs aussi nombreux que les années précédentes, 123 000 entrées (libres et payantes) pour 45 spectacles et 300 représentations dans 38 lieux.
De notre correspondante : Dominique Lorraine
Un beau bilan dont peut s’enorgueillir son directeur Olivier Py : «La joie de cette édition a largement contrebalancé la tristesse d’avoir annulé la dernière. Le Festival a triomphé de tant de choses au cours de ces décennies. Il est l’exemple d’un immense effort collectif contre toutes les fatalités et, donc, il est en soi une espérance.» Cette édition «difficile à mettre en place, autant sur le plan de la programmation, de la production, de la logistique, de la billetterie, de l’accueil, que de la technique» a proposé de beaux spectacles et mêmes de très beaux en écho à la thématique 2021 «Se souvenir de l’avenir».
«La Cerisaie» dans la Cour d’honneur rénovée
«La Cerisaie» de Tchekhov, mis en scène par le Portugais Tiago Rodrigues, a eu le privilège de la Cour d’honneur rénovée par le scénographe et décorateur Guy-Claude François. Pour les gradins, deux plans en pente rejoints par un triangle. De nouveaux sièges très confortables classés au Patrimoine mondial de l’Unesco composent une nouvelle jauge (ramenée de 2 250 à 1 900 places), libérant ainsi de l’espace et assurant du coup un vrai confort aux spectateurs. Une sonorisation, via de petits haut-parleurs, constitue l’autre grand volet de cette rénovation dont le budget avoisine les 2,6 millions d’euros. C’est dans ce nouvel environnement que fut présentée «La Cerisaie», écrite en 1904 et qui raconte les déboires de Lioubov Andréïvena Ravneskaïa (Isabelle Huppert, en guest star) qui, de retour de Paris et criblée de dettes, se voit obligée de vendre la bastide ancestrale «La Cerisaie» et son fameux verger de cerisiers, dont la réputation est quasi-nationale. C’est Lopakhine (remarquable Adama Diop), un riche marchand, fils de moujik, qui a servi au domaine, qui va se porter acquéreur.
On comprend ce qui sous-tend la pièce, une féroce lutte des classes et les changements sociaux, en gestation, dans la société russe de l’époque. Tchekhov, qui avait sans doute beaucoup d’humour, a conçu sa pièce comme une comédie. Tiago Rodrigues en a fait une tragédie, malheureusement guère convaincante. Les chaises et des lampadaires que les comédiens déplacent de droite à gauche puis vice-versa résument la mise en scène. Les comédiens semblent perdus sur la grande scène de la cour. Et Isabelle Huppert, malgré ses sautillements, peine à incarner cette mère fantasque. Seule la musique envoûtante de Hélder Gonçalves, jouée en live, nous sort de notre torpeur.
Du cinéma au théâtre
Dès ses débuts, le cinéma s’est inspiré du théâtre. L’inverse est la nouvelle tendance. La metteuse en scène brésilienne Christiane Jatahy s’est inspirée du film du Danois Lars Von trier
«Dogville» pour «Entre chien et loup» qui tisse une trame autour d’une femme fuyant le fascisme. De son côté, le cinéaste et homme de théâtre hongrois Kornél Mundruczó, passe avec virtuosité d’un genre à l’autre. En 2020, son film «Pieces of Woman», adapté du scénario de Kata Wéber, drame poignant sur la perte d’un enfant, est présenté à la Mostra de Venise. A Avignon, c’est une superbe adaptation théâtrale qu’il aura présentée, brillamment interprétée par une troupe polonaise de Varsovie.
«S’il y a un paradis, il est ici et maintenant» disait le cinéaste aragonais Luis Buñuel. Le metteur en scène espagnol Marcos Morau lui a rendu hommage dans son spectacle «Sonoma» présenté en clôture. Neuf danseuses entrent en scène comme une nuée d’abeilles, glissant sur le parquet de la Cour d’honneur. Au son des battements de tambour et de vibrants chants folkloriques, elles accompliront d’autres arabesques, faisant surgir des images et des paysages oniriques. Quoique légèrement répétitifs, ces ballets nous emportent dans un autre monde, celui surréaliste du maître du cinéaste espagnol Luis Buñuel. Une polyphonie abordant tout à la fois le poids du catholicisme et du passé, le folklore et l’irrationnel. «Buñuel est une référence majeure pour la jeune génération d’artistes espagnols, qu’ils soient cinéastes ou autres, explique Marcos Morau. C’est un visionnaire dont la vie et l’héritage sont excitants. Je me sens très proche de lui. Il est né dans un petit village, celui de Calanda, en Aragon, dans le nord de l’Espagne, et moi aussi, à Ontinyent, près de Valence, dans le sud du pays. Comme lui, j’ai été éduqué dans une école catholique de garçons et je suis marqué par la religion. Comme lui, je regarde le passé pour mieux me projeter dans l’avenir.»
Femmes
Mais c’est dans la Cour du musée Calvet que le festival offre aux présents une belle soirée estivale avec le «Mur invisible» de Lola Lafon et Chloé Dabert.
Une femme se retrouve seule dans un chalet en montagne. Ses hôtes et tous les autres habitants semblent avoir disparu. Pour ne pas devenir folle, elle se met à écrire un journal intime : «Je n’écris pas pour le seul plaisir d’écrire. M’obliger à écrire me semble le seul moyen de ne pas perdre la raison… Il est peu probable que ces lignes soient un jour découvertes. Pour l’instant, je ne sais pas si je le souhaite. Je le saurai peut-être quand j’aurai fini d’écrire ce récit.» Ce texte magnifique, écrit par l’écrivaine autrichienne Marlen Haushofer (1920-1970), mis en scène par Chloé Dabert, accompagné au violoncelle par Maëva Le Berre, est porté par la voix douce et suave de la comédienne Lola Lafon. Un cube en verre occupe le centre de la scène et la narratrice quelquefois va s’y réfugier. Un enchantement. C’est à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, à quelques petites encablures de la Cité des Papes, que la romancière et dramaturge Marie NDiaye a réservé la primeur de son monologue, «Royan» écrit sur mesure pour l’Oranaise Nicole Garcia. Royan rimant avec Oran, il était donc normal de voir dans le personnage de cette pièce, Gabrielle, un double de Nicole (Garcia), ici, une enseignante aux prises avec ses souvenirs dramatiques d’adolescente, ses démons en réalité, et tiraillée par ses choix aussi ambivalents qu’antagonistes qui la conduisirent d’Oran où elle est née à Royan sur la côte atlantique française. S’entremêlent des éléments biographiques de la jeunesse de Nicole Garcia à Wahrān et les bribes d’un fait divers tragique, le suicide d’une adolescente, Daniella, victime de harcèlement scolaire. Ce geste insensé ramènera Gabrielle jusqu’à la tragique disparition de son amie Dalila. Portrait d’une femme brisée, impuissante à changer le cours des choses, qui doit affronter la violence des rapports humains. Nicole Garcia, en grande tragédienne, incarne à merveille cette mater dolorosa. En creux, tout comme en crête, c’est aussi une véritable déclaration d’amour de Gabrielle/Nicole pour sa ville natale, Oran. Cela est d’ailleurs clamé haut et fort par l’actrice. Il fallait bien la grande salle de l’Opéra Confluences, située à quelques encablures de la gare TGV d’Avignon, pour accueillir le spectacle de la performeuse et metteuse en scène Phia Ménard, «Trilogie des contes immoraux (pour l’Europe)», en trois parties et d’une durée de 3 heures 20. Ici, pas de paroles, mais des gestes, du mouvement.
A partir de morceaux de carton étalés sur l’immense scène et à l’aide de rouleaux d’adhésif et de lances, Phia Ménard, habillée en amazone masquée, s’attelle à bâtir ce qui se révèlera, au bout d’une heure vingt, le Parthénon d’Athènes. Là, un orage survient et la pluie va détruire en un instant son temple en carton.
Mais il en faudra plus pour décourager cette bâtisseuse qui va cette fois élever… une tour de Babel, s’aidant, cette fois, d’acrobates, qui monteront une à une les pièces de ce mécano géant. Un réel exploit et un véritable art de la construction dans le droit fil du constructivisme allemand. «J’ai conçu moi-même ces deux bâtiments, et on a mis au point leur construction avec les régisseurs de ma compagnie. J’ai fait des études de mécanique et eux, ont le savoir-faire. On a avancé de manière empirique. On a commencé avec des maquettes et on a augmenté l’échelle petit à petit. Pour la tour de Babel, on a travaillé en lien direct avec les acrobates, formés aux agrès, qui la montent en direct. Ce sont eux qui maîtrisent l’équilibre, il fallait évidemment que ce soit faisable, qu’ils ne se mettent pas en danger. En même temps, l’idée de cette tour était qu’elle ne devait pas être ergonomique, mais au contraire toujours rappeler la contrainte, réinterroger la norme, dans ce monde où les objets manufacturés ne vont vraiment à personne, à force d’avoir été fabriqués pour tous.» révélera la metteure en scène.
«Trilogie des contes immoraux (pour l’Europe)» est aussi un véritable pamphlet politique qui interroge les fondations d’une Europe, menacées par la tentation nationaliste de certains de ses membres. L’équilibre fragile européen résistera-t-il à ces soubresauts ? Phia Ménard a sans aucun doute imaginé, cette année à Avignon, un des plus forts spectacles.
Des moutons à la Cité des Papes
«The Sheep Song» du collectif anversois FC Bergman s’ouvre par une scène étonnante. Dans la pénombre, un troupeau de (vrais) moutons investit le plateau et se rassemble au centre. L’un deux, un acteur sous une peau d’ovin, insatisfait de sa condition, finira par se redresser, car il aspire à une autre vie. Ainsi devenu une étrange créature mi-homme-mi-bête, il va découvrir au cours de son périple les vices et les péchés de ce vaste monde. Très influencée par les peintres primitifs flamands, «The Sheep Song» est une fable sans parole, allégorique et envoûtante saluée par un tonnerre d’applaudissements, qui n’ont pourtant pas effrayé les moutons revenus sur scène.
Bashar Murkus, membre fondateur et directeur artistique de l’Ensemble et du Théâtre Khashabi, théâtre palestinien basé à Haïfa, est invité, pour la première fois à la Cité des Papes pour présenter «Le Musée», une pièce âpre sur les dernières heures d’un condamné à mort.
L’homme, un Palestinien, qui a commis un attentat dans un musée, tuant 49 enfants et leur enseignante, demande à l’inspecteur de police qui l’a arrêté de participer à son dernier repas. Dans le huis clos d’une cellule, les deux hommes s’affrontent dans un dialogue de plus en plus violent. «Un jeu où des coups s’engagent pour trouver un sens à la mort», explique Bashar Murkus qui explore la banalité du mal. Des images du condamné filmées en direct par une caméra vidéo sont projetées en fond de scène rendant son corps de plus en plus inconsistant. Et puis, soudain, dans une scène surréaliste, les deux hommes affublés d’une tête de mouton dansent frénétiquement sur une musique techno abrutissante. Avant l’issue fatale, et pour clore ce duel, on entend soudain la voix de Maria Callas chantant un air de la «Norma» de Bellini, «Chaste Déesse, toi qui baigne d’une lumière argentée (…) apaise ô Déesse, apaise la fureur ardente, apaise pour l’instant le zèle guerrier, répands sur la terre la paix que tu fais régner dans le Ciel». Le temps d’un été provençal, le Festival d’Avignon aura au moins osé ce rêve insensé. Utopique.