Tomber de rideau sur la 73e édition du Festival d’Avignon. Côté chiffres, le bilan est plutôt positif, 43 spectacles pour 282 représentations, 38 lieux différents, de la prestigieuse Cour d’honneur du palais des Papes aux différents cloîtres, en passant par des gymnases aménagés pour l’occasion. Une fréquentation exceptionnelle qui toise les 95% de présence, soit 106 700 billets vendus sur les 109 493 disponibles. A cela s’ajoutent les 31 600 entrées libres, notamment aux «Ateliers de la pensée». Mais il n’en pas été de même du côté du contenu, du qualitatif donc.
De notre correspondante Dominique Lorraine
Olivier Py, directeur de cette prestigieuse manifestation théâtrale, a dû, lors de sa traditionnelle conférence de presse de clôture, faire face à plusieurs critiques et monter au créneau pour défendre sa programmation. En effet, si quelques spectacles étaient intéressants, ils manquaient, cependant, des gestes artistiques forts et des créations qui vous secouent. Comme «Richard III» de Thomas Ostermeier ou «le Maître et Marguerite» de Simon McBurney, toujours dans les mémoires. La proposition politique, cette année, n’étant pas souvent en adéquation avec la forme théâtrale choisie.
Ce à quoi, Py répondra que « le théâtre est politique, même si ça en gêne certains. Il y a eu des spectacles attendus qui n’étaient pas forcément les plus faciles mais, j’ai vu par ailleurs un grand nombre de triomphes qui ont été reçus par des standing ovations», citant le spectacle de la Brésilienne Christiane Jatahy qui a fait un parallèle entre «l’Odyssée »d’Ulysse et les migrants, ou à la pièce du Russe Kirill Serebrennikov sur le photographe chinois censuré Ren Hang. Ajoutant : «c’étaient des propositions d’artistes qui reflétaient une image du monde. Les spectacles, bien que très éloignés formellement, se répondaient les uns aux autres. »
La danse comme rituel
Akram Khan (né à Londres en 1974 dans une famille bangladaise) a offert un superbe spectacle de danse dans l’écrin de la Cour d’honneur « Outwitting the Devil ». Six danseurs, d’âges, de mémoire et d’histoire différents, sont les porteurs d’un message sur la fragilité de la condition humaine, sur l’épuisement de la terre, dans une puissante exhortation au partage. Leurs corps glissent, se tordent, s’envolent, se confrontent. « Le diable est d’ailleurs ici purement humain », dit Akram Khan. Par leur désir d’immortalité, les danseurs, Ching-Ying Chien, Dominique Petit, Mythili Prakash, Sam Pratt, James Vu Anh Pham et Andrew Pan, tous exceptionnels, tentent de « se jouer du Diable » et nous envoûtent.
Dans « Histoire(s) du théâtre II » de Faustin Linyekula, trois solistes du Ballet national du Zaïre -Wawina Lifeteke, Marie-Jeanne Ndjoku Masula et Ikondongo Mukoko, content leur parcours dans ce pays déchiré. Un spectacle musical qui a mis le feu à la Cour minérale de l’Université.
La petite et la grande histoire
Grande déception que «Place» de Tamara Al Saadi, une des plus jeunes metteures en scène programmées dans le « In ». Née à Baghdad, elle arrive en France avec sa famille à l’âge de 5 ans quand éclate la guerre du Golfe. Empêchée de retourner chez elle, la famille Al Saâdi reste en France dans l’attente interminable d’un retour au pays. Tamara Al Saâdi est donc partie de sa propre histoire pour tenter de raconter le parcours d’une jeune immigrée et les difficultés de trouver sa place en tant qu’étrangère dans la société française. Mais hélas, la mise en scène n’est pas à la hauteur et la direction d’acteurs laisse à désirer. Il manque beaucoup de maturité à ce spectacle désordonné. Mêmes regrets pour « Points de non-retour – Quais de Seine» d’Alexandra Badea sur le massacre des Algériens, la nuit du 17 octobre 1961 à Paris. Alors qu’elle prenait part à la cérémonie de naturalisation qui lui conféra officiellement la nationalité française, l’auteure-metteure en scène roumaine prit à la lettre cette remarque curieuse de l’officier d’état civil : «A partir de ce moment, vous devez assumer l’histoire de ce pays avec ses moments de grandeur et ses coins d’ombre.» Reste que cette proposition a pêché par un didactique certain du coup la tribune politique prend hélas le pas sur le théâtre…
Coups de cœur
« Le reste, vous le connaissez par le cinéma », texte de l’anglais Martin Crimp, mis en scène par le Français Daniel Jeanneteau, séduit par son originalité. La tragédie d’Euripide «les Phéniciennes », revisitée par Martin Crimp, met en avant la lutte fratricide, pour la possession du royaume de Thèbes, d’Etéocle, un mégalomane qui a usurpé le pouvoir et de Polynice, qui revendique le respect d’un pacte passé avec son frère. Jocaste, leur mère, (sublime Dominique Reymond dans sa longue robe noire) tente vainement de réconcilier les fils d’Œdipe.
Les Phéniciennes, qui forment le chœur, sont des jeunes femmes, des étrangères, destinées à entrer au service d’Apollon à Delphes et qui font halte à Thèbes, bloquées dans la ville par la guerre. Daniel Jeanneteau aura eu la bonne idée de les faire interpréter par des jeunes femmes originaires de Gennevilliers, banlieue parisienne, dont il dirige le théâtre. Ce sont des adolescentes d’aujourd’hui, avec des vêtements et le langage d’aujourd’hui. Elles cherchent à comprendre la complexité de cette famille dysfonctionnelle et à donner un sens à ce monde si éloigné d’elles. Des chaises et des tables – qu’on renverse pour simuler les batailles- tiennent lieu de décor. Le cinéma aura aussi fait son intrusion avec des films engendrés par le mythe grec, en particulier « Œdipe Roi » de Pasolini. Cette mise en scène pasolinienne qui revisite la tragédie grecque de façon moderne est pleine de charme, parfois poétique, parfois violente, notamment quand les deux frères s’affrontent jusqu’à la mort. Une pièce enfin qui nous sort des sentiers battus. « Lewis versus Alice » de Macha Makeïeff est un enchantement, sans doute le spectacle le plus inventif et poétique de cette édition.
La metteure en scène française a toujours été hantée par l’auteur d’«Alice aux pays des merveilles». A sa mort, l’appartement de Lewis Caroll, alias Charles Lutwidge Dodgson convenable professeur de mathématiques (décédé à 66 ans d’une pneumonie), fut vidé par sa famille et les trésors qui s’y trouvaient dispersés ou jetés. Toute sa vie, il s’était caché derrière le pseudonyme de Lewis Carroll pour écrire une œuvre tentaculaire, peuplée de drôles d’oiseaux et d’étranges personnages, échappant ainsi à une brillante carrière de mathématicien et d’enseignant à Oxford.
Macha Makeïeff tentera donc de reconstituer cette double histoire. La pièce est ainsi découpée en quatre «crises» déclinées en tableaux : dans le premier (Geoffrey Carey), vieil homme à l’accent british, assiste à ses funérailles, avec le second, l’androgyne Geoffroy Rondeau. «Ce qu’il reste, c’est le désir, le désir de lancer les mots », dit le vieux Charles à son double. Apparaîssent alors d’étranges personnages, avec des têtes d’animaux et des costumes extravagants, comme ceux qui peuplaient justement l’univers de Lewis Caroll.
Le décor est tout aussi fabuleux : une construction à deux étages, sorte de cathédrale mystérieuse, avec deux grands miroirs et toutes sortes d’oiseaux empaillés. D’autres animaux surgissent, le (fameux) lapin blanc toujours pressé, le lièvre de mars, le chat du Cheshire, ainsi que les frères Tweedeldee et Tweedeldum, Humpty et Dumpty. Des chaises s‘élèvent dans les airs : Un « autre monde au-dessus de nos villes, au plafond de nos têtes », dit Macha Makeïeff. En petite jupette et soquettes blanches, Alice déambule sur le plateau. « Peut-être que nous jouons tous notre propre rôle dans un même rêve », affirme l’héroïne, qui sent bien que ce rêve est celui d’un autre. Elle achève ses répliques par « dit Alice », soulignant qu’elle ne doit son existence que grâce à l’imagination de Lewis Caroll. Ce beau spectacle est rythmé par les balades enchanteresses de la chanteuse Rosemary Standley (du groupe Moriarty), accompagné par le pianiste Clément Griffault. Olivier Py, directeur depuis 2013, dont le mandat s’achève en 2021, a annoncé le fil rouge de l’édition 2020 : « Eros et Thanatos, le désir et la mort. Ça sera moins sociétal et politique, ça traitera de la question du corps, du désir ». Exit la politique, place donc à l’amour et la haine ! Tout un programme…