Le Hirak célèbre ses enfants détenus. Ses héros. Des mises en liberté provisoire à la pelle ce jeudi. Mesures inattendues et qui ont touché tout le territoire, mais qui sont loin de satisfaire le Hirak, encore moins d’entamer sa détermination et l’idée qu’il se fait de la présidence Tebboune et de son corollaire gouvernemental. C’est ce que les manifestants ont laissé entendre ce vendredi. Pas de quartier !

C’est un vendredi pas comme les autres. Même si les occupations des riverains des principales artères d’Alger-Centre obéissent au même rituel, celui des emplettes de la matinée et des odeurs du couscous hebdomadaire. Peu de pain dans les sachets ou les paniers et davantage de bouteilles de petit-lait ou de lait caillé, dont l’embout en plastique ou serti d’aluminium apparaît entre l’excroissance d’un céléri-branche et un bouquet de persil ou de coriandre. Alger vit ses premiers jours de l’an nouveau. Un 2020 qui s’annonce tumultueux, entre libérations inopinées de détenus du Hirak et annonce d’un gouvernement presque en catimini, tant les remises en liberté de Bouregaâ et du général à la retraite Benhadid ont fait la Une des JT de ce jeudi.
10h45. Les premiers cris de ralliement émanent des alentours de la mosquée «Errahma». Ce 46e vendredi du Hirak débute une heure plutôt qu’habituellement. La centaine d’irréductibles du Hirak d’avant le Hirak remonte la rue Victor Hugo et entame Didouche Mourad à contre-sens. Les manifestants scandent «Dawla madania…», devenu le leitmotiv du Hirak. Puis enchaîne par un incisif «Ou c’est vous ou c’est nous ! Nous jurons de ne pas nous arrêter !» Ce sont des hirakistes déchaînés contre le système et ses «manigances», dont les dernières sont ces libérations «expéditives» décidées à l’insu des prévenus et des avocats, à travers l’ensemble du territoire. Parmi les manifestants, deux ex-détenus, des «libérés provisoires», ont décidé de marcher ce vendredi. Et ils ne s’en cachent pas. Mesrouk Kamel et Ouzane Menouar, remis en liberté ce jeudi. «Nous n’avons pas été libérés, nous sommes juste en attente de jugement !» clament-ils, «peut-être pensent-ils nous réduire au silence, mais nous refusons et refuserons de nous taire !» Pour la petite histoire, Ouazane Menouar, originaire de Chlef et arrêté le 13 septembre dernier, a préféré faire son Hirak avant de rejoindre sa famille… «Je ne peux pas abandonner cette grande famille qu’est le Hirak. J’ai appelé les miens, ils me savent en bonne santé et surtout bien entouré, donc pas d’inquiétude !»
Au bout d’une vingtaine de minutes, la centaine de manifestants est devenue le double. Les femmes irréductibles du Hirak ont rejoint le carré. Souad, Hadja Malika, Khalti Zahia et bien d’autres aux visages familiers et sans qui ce Hirak du vendredi matin n’en sera pas un, tant il augure de ce que sera celui de l’après-midi.
Dans ses premiers mouvements de flux et de reflux, le cortège des irréductibles, sous bonne garde policière, mais sans heurts ni animosité, est rejoint par une figure du Hirak algérois : Mohamed Semallah. La foule se jette sur lui, qui pour l’embrasser, qui pour lui exprimer sa solidarité et son soutien. Semallah est furieux contre le régime qui l’a privé de Hirak et surtout de sa famille. Ses filles et leur maman, devenues depuis l’incarcération de leur père, les porte-voix de son combat et de tous les détenus et opprimés. «Ils ont mis un Smallah en prison, ils se sont retrouvés avec quatre Smallah chaque vendredi !» Plus rien ne sera plus comme avant chez les Smallah. Ils ont désormais le Hirak dans le sang !
Au bout d’un moment, les manifestants décident d’arrêter ce va-et-vient entre Audin et le haut Didouche. Cap sur la Grande-poste. Dans un esprit «Silmiya», mais sans la moindre complaisance pour Tebboune, les généraux, le système. Le nouveau gouvernement est un non-événement.
Et c’est en chantant «Nous sommes les enfants d’Amirouche…» que le cortège se dirige vers la Grande-Poste. Les policiers, d’habitude si prompts à barrer la route à cette première foule ou à la contenir sur le trottoir de droite, laisse faire. Ce sont les ordres. Le cortège occupe la chaussée séparant Audin de la Grande-Poste. Il est 12h20 quand la foule arrive à la l’orée de la place Khemisti, à nouveau cernée ce vendredi par un dispositif policier, aux cris de «Souverainté populaire ! Période transitoire !» et «Ecoutez ô bonnes gens ! Abane a laissé un message ! Etat civil et non militaire !» Un cordon de sécurité composé de manifestants s’interpose entre la foule et les policiers. Symboliquement, l’expression du sens de l’organisation et de la retenue de la «Silmiya».

Les détenus à l’honneur
Il n’y a pratiquement pas eu d’interpellations «documentées» lors de cette première manche du Hirak. Juste avant 13 h, les manifestants se sont dispersés qui, pour se rendre à la mosquée, qui pour aller se reposer quelques instants, avant la seconde mi-temps. Il faudra attendre 13h30 pour que les premiers mouvements en haut de Didouche Mourad se fassent entendre. Les carrés traditionnels entament leur descente vers le centre névralgique du Hirak : la Grande Poste désormais amputée de ses marches symboliques comme si l’on a voulu amputer le Hirak de sa marche dans l’histoire. Peine perdue, les marches de la Grande Poste sont désormais inscrites dans chaque pas de manifestants, chaque vendredi.
Vers 14h, c’est un attroupement qui a lieu place Audin autour du jeune poète du Hirak, Mohamed Tadjadit, mais pas tant pour parler de lui que de dénoncer ce qui venait de se produire quelques minutes plutôt sous ses yeux. «J’ai été témoin de l’interpellation d’un jeune de Béjaïa par les policiers, il s’appelle Anis !» La foule scande «Libérez Anis !» devant des policiers impassibles. Il semble que le jeune Anis ait été interpellé pour une histoire de smartphone trop incliné du côté du «dispositif policier». Selon un rituel consacré et sauf imprévu, il sera probablement relâché en fin de journée.
Dans chaque vague qui traverse Didouche Mourad, des visages familiers (re)font leur apparition. Il s’agit des détenus du Hirak, libérés ce jeudi, les jours d’avant et même la semaine passée.
Le vieux Garidi rejoindra la marche juste après la prière du vendredi. Son fils est déjà en marche. Les militants du RAJ sont de la partie. Messaoud Leftissi fera un bout de chemin aux côtés de Mohcen Belabbès, Zoubida Assoul et Fetta Sadat dans un carré pluriel de militants de la démocratie, avant de rejoindre différents groupes et carrés dont celui du Réseau de lutte contre la répression et le collectif des familles de détenus où Raouf Raïs et son mégaphone font vibrer les foules. Acclamé, adulé par une foule compacte, Leftissi est une figure naissante incontournable du Hirak qui ne manquera pas de faire parler de lui. Encore et davantage. Au-delà de l’activiste, c’est le militant érudit et le début d’un théoricien du Hirak, de son organisation et de ses propositions d’avenir…

Le Hirak se régénère
Aux alentours de 14h30, la vague de Bab El Oued fait son apparition rue Asselah Hocine, plus déterminée que jamais. A hauteur du commissariat de Cavaignac, la foule scande : «Casbah, Bab El oued, imazighen !» L’emblème national est présent en force. Des portraits de Abane Ramdane aussi. On célèbre également la mort de Mohamed Khider, lâchement assassiné un 3 janvier 1967 à Madrid. Un opposant à la fois de Ben Bella et de Boumediène. Ce dernier aurait commandité son assassinat.
La foule se densifie de plus en plus. Le drapeau myriapode, un drapeau par wilaya, selon l’ancien découpage, fait son apparition ce vendredi aussi. Dans le carré des soutiens à Karim Tabbou, son épouse continue de le représenter comme chaque vendredi depuis son incarcération. Les supputations vont bon train quant à sa non-libération. Beaucoup pensent que le trio Boumala, Samir Belarbi, Karim Tabbou feront l’objet d’âpres tractations. On susurre que leur remise en liberté serait assujettie de conditions sévères ayant trait à leur liberté de mouvement et de parole surtout. Quand on sait qu’ils ont été écroués à cause de leurs propos justement…
Une banderole évoque ces trois noms auxquels vient s’adjoindre un quatrième, plutôt équivoque : Rachid Nekkaz. Mais qu’à cela ne tienne ! Il est moins équivoque qu’une autre personnalité, double victime de son statut et sa proximité avec Toufik Médiène : Ghediri, honni par une partie du Hirak, parce qu’ancien général…
En ce 46e vendredi, le Hirak renoue avec ses fondamentaux. Le refus du dialogue, de Tebboune et de son gouvernement est désormais acté. Et c’est aux cris de «Djazaïr Horra Democratiya» et de «anwa wiggi imazighen» que l’emblème amazigh a flotté au-dessus des têtes des manifestants. Celles et ceux qui l’ont brandi l’ont fait sciemment et ont tenu à le dire : «On a mis en prison nos enfants à cause d’un drapeau, dans l’absolu c’est un bout de tissu, mais qui représente et signifie beaucoup de choses pour beaucoup de gens. Alors voilà, nous le brandissons à nouveau et s’ils veulent nous mettre en prison, qu’ils nous emprisonnent tous !» Le drapeau amazigh a longuement bercé les espérances de nombreux manifestants et les youyous des femmes et défié le vol stationnaire de l’hélicoptère dans le ciel bleu d’Alger.