Le Hirak célèbre ses morts. Ses héros. En particulier l’un d’eux : Abane Ramdane, artisan du congrès de la Soummam qui préfigurait l’Algérie démocratique et véritablement moderne. Son assassinat signait en vérité la mort de ce projet et la résurgence de la suprématie du militaire sur le civil. Et cela dure depuis 57 ans. En célébrant Abane Ramdane, le Hirak signe, fortement, son rejet à la fois du système et de la présidence Tebboune.

Un vendredi qui joue à cache-cache avec le soleil. La nuit, il a fait froid, il a fait humide. Par endroit, le sol est encore mouillé comme s’il avait plu. Il est 10h. Alger est déjà réveillée et une activité passante inhabituelle dans l’axe Didouche Mourad – Grande poste. Mais les regards, tous les regards, sont braqués du côté de Meissonnier et de la mosquée «Errahma», les deux points de départ du Hirak d’avant le Hirak. Rue Victor Hugo, il y a même un fourgon cellulaire en stationnement et un véhicule de police, plus dissuasifs que répressifs. Sous une housse de fortune, en plastique pour se protéger de la pluie et de l’humidité, un vieil homme, SDF de destinée, a planté ses cartons et son lit, un vrai, rue Victor Hugo, face à la bouche de métro. Il voit défiler le monde en semaine et le Hirak chaque vendredi. Spectateur privilégié, il a vu, d’ici, passer bien des marches et des charges contre les manifestants, et a été témoin de bien des arrestations depuis le début du Hirak. Et c’est depuis ses «appartements» qu’il regarde s’élancer les premiers irréductibles du vendredi.
11h40. Les premières clameurs se font entendre rue Khelifa Boukhalfa. Ils sont une cinquantaine à ouvrir le bal des irréductibles. Beaucoup de visages familiers. Les inconditionnels du Hirak. Le carré avance derrière l’emblème national. Tebboune est au centre de la diatribe de ce début de Hirak. «Dégage ya Tebboune Hed echaâb machi aggoun !» (Tebboune dégage, ce peuple n’est pas muet !). Ou encore «Tebboune mezawar ! djabouh El Askar !» (C’est un Tebboune falsifié, ramené par les militaires !).
Les manifestants, femmes et hommes, insistent tout en marchant sur le caractère pacifique de leur démarche. Et celui, respectueux, devant la mort de celui qui fut l’ennemi juré du Hirak. «Maintenant qu’il n’est plus de ce monde, nous ne pouvons plus décemment nous en prendre à lui, dira Abdelghani, nous respectons l’homme dans la mort, mais nous nous en prenions de son vivant, à la fonction, à ce qu’il était : chef d’Etat-major et surtout ordonnateur d’une série de mesures qui ont fait beaucoup de mal à ce mouvement populaire. Maintenant on peut spéculer sur mille et une choses, comme sur son amour pour ce pays, mais même un dictateur aime son pays. Toute la question serait est-ce qu’il aime son peuple ?» La foule grossit progressivement. Elle entame Didouche Mourad, à contre-sens d’abord, pour revenir ensuite sur ses pas, en deux ou trois mouvements de flux et reflux pour enfin finir en sit-in dans l’«embouchure» de la rue Victor Hugo.
Beaucoup d’habitués du Hirak, habitant les alentours ou les hauteurs d’Alger, rejoignent la manifestation, alertés par les nombreux facebook-lives. Un manifestant porte une affichette sur laquelle on peut lire : «Merci mon Dieu pour les bienfaits d’Internet. Jamais ils ne nous referons les années 90 !»
Les jeunes de Tazmalt, reconnaissables à leurs banderoles, arrivent en chants. «Nous sommes les enfants de Amirouche…» Des banderoles en portrait d’Amirouche, Matoub Lounès et Abane Ramdane dont on célèbre ce vendredi le triste souvenir du 62e anniversaire de son assassinat par les siens. Célébré doublement. Comme martyr de la révolution et comme artisan du congrès de la Soummam et promoteur du principe édicté par ce même congrès, à
savoir la primauté du civil sur le militaire.

Le serment à Abane Ramdane
Abane Ramdane est au cœur du Hirak en ce vendredi. Ses portraits jalonnent déjà ce premier Hirak. On scande même «Abane Ramdane dawla qetlatou !» Comprendre Abane Ramdane a été tué par les siens. Abane est sur toutes les lèvres et dans tous les slogans. Dans tous les carrés aussi.
Les policiers, discrets jusqu’à présent, font mouvement autour de ce premier noyau du Hirak. Des éléments des URI, équipés de casques, boucliers et matraques forment un cordon infranchissable autour du carré des irréductibles, coincé au tout début de la rue Victor Hugo. D’autres manifestants sont sur le trottoir d’en face, confinés eux aussi par un dispositif policier, plutôt tranquille, mais intransigeant. Pas question d’occuper la chaussée. Quelques manifestantes, drapeau en cape, vont pourtant braver l’interdit. «C’est ma ville, c’est mon pays, je marche où je veux !»
La foule scande des slogans anti-système et anti-pouvoir. «Silmiya, silmiya !nahou el aaskar mel mouradia !» (Avec l’esprit «silmiya» nous parviendrons à déloger les militaires de la présidence !). Il est 13h15. Une partie des manifestants s’est rendue aux mosquées avoisinantes et même parfois plus loin, comme à Bab El Oued, pour la prière du vendredi, tandis que le reste des manifestants continue à camper sur sa position. Puis, une clameur et un petit mouvement de panique. Un manifestant est sorti de la foule par des policiers en civil. Le cordon se referme sur les manifestants qui voulaient l’extirper des mains des policiers. Il s’agit en fait de notre confrère journaliste indépendant Djamel Saïdouni qui réalisait un enregistrement vidéo pour le journal en ligne «L’Avant-Garde», d’ailleurs on se demande si son interpellation n’est pas liée à ses contributions avec ce média… Les policiers rassurent les manifestants : «C’est juste pour un contrôle !» D’ailleurs, après vérification de sa carte de presse, Djamel était accompagné d’un seul policier en civil qui l’emmena au commissariat du 6e arrondissement.
A 13h30. La vague de manifestants brise la digue de résistance et se déchaîne dans Didouche Mourad scandant le nom de Abane Ramdane et de «Dawla madaniya».

Les détenus au centre de la contestation
La déferlante arrive jusqu’à l’orée de la place Khemisti, bizarrement libérée ce vendredi. Matériellement, le dispositif policier est plus allégé qu’habituellement, même s’il a été considérablement renforcé sur le plan humain et moyens techniques.
Les carrés se suivent et ne se ressemblent pas. Le Comité des jeunes de Tazmalt présent, comme chaque vendredi, en force, arbore en plus des portraits d’Amirouche, Abane, Matoub et Da l’Hocine, une série de petites affichettes apposées les unes à côté des autres, pour donner une phrase cohérente. Celle de ce vendredi est dédiée à Bouregaâ : «Hasta siempre commandante Bouregaâ !» pour paraphraser une célèbre chanson dédiée au Che.
Le carré des femmes, toujours autour de sa banderole en l’honneur des héroïnes du mouvement féministe et du mouvement national aussi. Elles rendent hommage à Abane, aux héros martyrs de la révolution et aux détenus politiques. La foule, tous azimuts, crie : «Libérez les détenus, ils n’ont pas vendu de cocaïne !»
Les familles des détenus et le CNLD arrivent à leur tour, demandant la libération des détenus, même si de nombreux détenus l’ont été dans les faits, après qu’ils aient purgé leurs peines intégralement. Aujourd’hui, il faut accélérer leur libération jusqu’au dernier détenu. Et demain, un autre combat, celui de leur réhabilitation.
Près de l’endroit où le Réseau de lutte contre la répression se positionne chaque vendredi, les filles Semallah et des parents de détenus ainsi que des amis sont déjà sur place. Les quatre filles Semallah ont ramené une banderole sur laquelle est dessiné, au trait, le visage de leur père et elles voudraient bien l’accrocher à un arbre. C’est le père Aouissi qui prend ce risque, monte sur l’arbre et réussit à étendre ce visage sympathique qui a longtemps accompagné le Hirak, en compagnie d’une autre figure de la contestation populaire : Hakim Tiroual. A la vue de l’image de leur père, les visages des filles s’illuminent. Deux d’entre elles se jettent dans les bras du père Aouïssi. Devenu un père pour elles aussi. Le temps d’une banderole.
La foule grossit au son du tambour et des tambourins. La vague de Bab El oued arrive à 15h. Celle de l’est d’Alger suivra un peu plus tard. Côté chants, on innove ce vendredi. Gaïd Salah n’est plus. Changriha le remplace à la «navigation». «Goulou lel Changriha navigui qarâa riha…» (Dites à Changriha de se chercher une bouteille de parfum…). La presse n’en plus n’est pas en reste. Celle qui a «mauvaise conscience» : «Ya sahafa ya chiyatine ! Antouma sbabna yel medhlouline» (Ô presse ! bande de brosseurs ! Vous êtes la source de notre malheur, bande de poltrons !). Sauf que cette presse-là n’entendra rien de tout cela. Il y a longtemps qu’elle a décidé de fermer les yeux et de se boucher les oreilles. Quant à Djamel Saïdouni, aux dernières nouvelles, il a été relâché aux alentours de 18h, mais son téléphone lui a été confisqué… n