L’idée de discuter avec Slimane Benaïssa de la publication de ses Mémoires, « Le sein de ma mère », était une évidence. L’homme, l’artiste, sont tels qu’on avait envie de les rencontrer et les entendre commenter ce texte (trois en vérité) qui – sauf catastrophe, fort probable par ailleurs – devrait avoir son moment d’audience et susciter le débat chez qui l’Algérie, son théâtre bien sûr, ses cultures, mais le reste aussi, demeurent une question lancinante et passionnante. Parce que le dramaturge n’avait pas le temps de l’entretien long (qui viendra peut-être), cette envie ne s’est réalisée qu’à moitié, lors d’un rapide déjeuner, début décembre 2022, au premier étage de la Librairie Point-Virgule à Chéraga. La Nourriture se passe en mots et en conversation autour du tome premier de son ouvrage…
Entretien réalisé par Nordine Azzouz
Reporters : Vous avez sorti, il y a peu de temps, chez Dalimen, le premier livre de vos Mémoires qui en contiennent trois, les deux prochains seront, semble-t-il, publiés au courant de cette année. Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de commencer à les publier ?
Slimane Benaïssa : Il y a un temps pour l’écriture et un autre pour la publication… J’ai commencé à rédiger les premières notes de mes souvenirs, de ce qui allait devenir mon récit autobiographique, dès 1974, déjà. Par son écriture, le texte que vous avez sous les yeux n’est donc pas récent. Si sa publication vous semble tardive, son écriture ne l’est pas. Je l’ai commencé quand j’ai senti tôt le besoin d’interroger ma mémoire sur les périodes de mon enfance et de ma prime jeunesse. Je l’ai poursuivie ensuite avec une régularité que je dirai étalée dans le temps, selon les disponibilités que me permettaient mon métier et mon travail pressant d’homme de théâtre. Cela dit, je considère que tout récit personnel destiné à la diffusion publique a besoin d’un temps d’attente et de maturation…
Y a-t-il des choses que vous avez écrites et que vous n’avez pas gardées dans le texte publié ?
Je n’ai rien changé qui puisse être compris comme de l’autocensure ou de l’occultation, comme votre question semble le suggérer. J’ai joué de la rature uniquement pour bonifier l’écriture de mon texte, pas pour en soustraire quoi que ce soit qui fâcherait ou qui ne plairait pas. Pour revenir sur votre première question : si j’ai attendu 2022 pour commencer à publier le récit de ce qui m’a semblé intéressant à raconter à partir de mon vécu personnel, ce n’était pas pour changer ou biffer quoi que ce soit, mais c’est parce que j’ai considéré que c’était le bon moment de le faire et de rendre public ce que je voulais partager avec celles et ceux qui veulent bien me lire, voilà tout.
Il n’y a pas de soupçon d’autocensure… Il y a juste le fait que votre texte n’est pas un témoignage brut, disons-le. Il est d’une écriture travaillée, peut-être romancée. Cela compte-t-il pour vous ?
J’écris pour raconter et je raconte pour écrire. Le travail de l’écriture est, pour moi, sacré. Comme tout travail, il doit être bien fait, sinon ce n’est pas la peine de se fatiguer et de fatiguer celui ou celle qui vous lit. Je ne cherche pas la difficulté, mais la clarté de bien restituer les choses avec, souvent, la tentation de chercher le beau. C’est important, la beauté non ? L’exigence du bien écrire, c’est comme celle du bien dire ; sinon on ne vous comprend pas ou on risque de ne pas vous suivre dans votre récit. C’est si fondamental qu’un texte autobiographique est quelque chose de définitif. Après sa publication, plus question de revenir dessus ou d’essayer de le renégocier.
Arrêtons-nous un peu sur l’intitulé de votre texte. Au lieu de Mémoires, vous avez préféré le qualifier de « récit autobiographique ». Pourquoi ?
J’y ai pensé, et j’ai considéré qu’il était plus juste, pour moi, d’indiquer en couverture du livre qu’il s’agit avant tout d’un récit autobiographique. Je me méfie un peu du terme de « Mémoires » que je trouve un peu officiel, un peu sentencieux ou cérémonieux, peut-être réservé à certains profils dont je ne me considère pas… Récit autobiographique, c’est plus personnel, moins emphatique… Il y a dedans un peu de poésie, un peu de celle que je conserve de mes années d’enfance et de jeunesse… Tout compte fait, l’important n’est pas dans le titre, mais dans le corps du texte, dans ce que ses lignes révèlent ou suggèrent aussi, la lecture n’excluant pas l’interprétation…
Récit, poésie, interprétation…, tout cela encourage à vous dire que certains passages de votre texte, par les scènes qu’il décrit et les protagonistes qu’il fait défiler, laissent dégager une certaine ambiance dibienne ; celle qu’on retrouve dans les premiers romans de l’écrivain…
Dibienne ? Je ne crois pas, je ne sais pas. Peut-être parce que mon récit personnel se rapporte à une période qu’on retrouve abordée avec grand art dans la première trilogie dibienne à laquelle vous faites allusion. L’école, la rudesse des relations des élèves entre eux, ce côté impitoyable du milieu scolaire, les coups de poings à l’internat, peut-être, mais de là à parler d’ambiance dibienne, je ne pense pas. Si vous cherchez un quelconque rapprochement, il n’y en a pas. Mon enfance n’était pas une souffrance, l’époque, oui, elle l’était. C’était la guerre ! Mais le peuple avait une culture et des valeurs qui lui faisaient transcender ses souffrances. Je dirai qu’il avait la vertu de l’anti-victimisation.
Dans le texte, il y a les traces d’une ambiance pagnolesque aussi. Dans la gravité du petit monde des gens et des évènements que vous évoquez, il y avait de la satire, de l’humour…
Il y a de la joie dans la résistance, vous savez ! Tout en ayant une conscience aiguë de leur statut de dominés, les gens que j’ai côtoyés avaient de l’humour et s’en servaient pour lutter contre la sujétion qui leur était imposée. Ces gens s’aimaient et s’appréciaient entre eux, mais ils pouvaient être impitoyables vis-à-vis des faiblesses et des défauts des uns et des autres… Chaque matin, quand on se levait, on ne pleurait pas sur notre sort, on allait travailler sans perdre de vue la réalité qu’on subissait. Prétendre autre chose, c’est faire dans la caricature, dans le mensonge ou dans le mythe grotesque.
A propos du grotesque ou du loufoque plutôt, il y a cette scène où votre frère et vous découvrez au cinéma un Kirk Douglas qui parle en dialecte marocain…
Mais oui ! C’était d’un ridicule ! La France coloniale jouait alors à la pacification, jusqu’à doubler Kirk Douglas par quelqu’un qui parlait marocain. Je l’ai écrit dans le livre, aucun film ne nous avait fait rire comme celui-là. Et c’est vrai. Douglas en Spartacus de Kubrick parlant dialecte marocain, vous vous rendez compte ? Malgré cet épisode (rires), je suis resté admiratif de l’acteur…
Revenons à l’écriture de votre texte. Dans « Le sein de ma mère », il y a aussi comme du théâtre. Certaines scènes sont dialoguées comme s’il s’agissait d’une représentation…
Le théâtre ? Je n’y échappe pas, mais si certains passages sont dialogués, c’est juste pour être le plus fidèle possible aux évènements et aux anecdotes vécus et le plus juste possible dans la restitution, par exemple, de conversations que j’ai pu écouter ou auxquelles j’ai assisté dans ma famille ou à l’extérieur. C’est aussi par souci de transcription de cette vérité et de la manière qui me semblait important de la dire.
Il y a dans votre récit une scène qu’on retrouve dans une de vos pièces écrites du début des années 1990, « Le Conseil de discipline ». On parle de la bagarre entre Athmourt et Jacomino à l’internat du collège que vous fréquentiez…
C’est vrai. Le souvenir de cette bagarre qui a failli tourner au meurtre d’Atmourth par son camarade de dortoir à l’internat du collège fait partie de ma mémoire. Il m’a marqué, il a continué à m’interpeller bien longtemps après et je ne pouvais pas ne pas le conter, après qu’il ait servi pour une partie dans la pièce que vous venez d’évoquer.
La pièce en question porte sur la fin inéluctable de la parenthèse coloniale, annonciatrice de l’indépendance que vous décrivez dans votre récit autobiographique, juste avant son avènement, comme un moment de sidération ou de profonde inquiétude presque…
Un moment de basculement, je dirais. Pour beaucoup, c’était comme si on traversait un monde pour rejoindre un autre, tout à fait différent et tout à fait nouveau. Entre les deux, il y a eu un vide difficile à décrire même si j’ai essayé de le faire dans mon récit… Dans la joie, dans la mobilisation à s’organiser en perspective de l’après-basculement, il y avait aussi, pour beaucoup, de l’inquiétude ; il fallait recommencer de zéro, il y avait encore de la violence et rien n’était encore tout à fait en place durant ces heures qui ont suivi l’effondrement du système colonial et qui étaient heureuses mais ne manquaient pas de gravité.
Vous racontez que votre oncle Ali, un militant, vous parlait de l’indépendance à venir comme de « points de suspension » ou de « points d’interrogation »…
L’avenir nous le dira, me répétait-il.
Pour vous, après mars 62, c’était le commencement, puisque c’était l’époque où, déjà, vous nous apprenez que vous commenciez à faire du théâtre avec la troupe de Hassen Derdour…
C’est vrai. Cela n’a pas été une expérience réellement marquante de mon parcours, mais il est juste que j’ai commencé à flirter avec les planches à cette époque-là, en tant que comédien.
On imagine que vous allez aborder cette période en détail dans le livre deux de votre récit autobiographique. On se contentera alors, pour l’instant, de vous demander de faire un grand saut dans le temps pour nous dire ce que vous pensez du théâtre aujourd’hui…
Le public n’y va plus comme avant ! C’est là un signe de crise profonde qu’on ne peut pas expliquer, comme ça, en un tour de main. C’est très complexe à analyser même si, à l’évidence, nous n’avons plus de grands auteurs comme dans les années soixante et soixante-dix. Par grands auteurs, j’entends de grands textes aussi, de ceux qui marquent leurs époques et font venir le public dans les salles. Certains disent que le théâtre est aujourd’hui sur la toile, que tout le monde se met en scène sur les réseaux sociaux et que n’importe qui, n’importe quand, peut s’y mettre en représentation…
Vous adhérez à cette lecture ?
En partie, oui. L’image, l’écran, leur généralisation et leur utilisation de masse à n’importe quel moment du jour et de la nuit, jusque dans les endroits les plus insolites, sont pour quelque chose dans le changement des habitudes. Partout dans le monde, les nouvelles technologies modifient nos rapports au monde, notre façon de consommer le produit culturel dans son ensemble… Mais ce n’est pas là l’unique raison. Le théâtre, comme les sociétés, c’est du mouvement en permanence. Le répertoire classique a besoin d’être dépoussiéré par des représentations et des interprétations nouvelles. Chez nous, le genre a besoin de créativité et d’inventivité qu’on attend de voir apparaître à travers de nouveaux auteurs…